mardi 10 septembre 2024

54 - Un homme de la vapeur

Né au dernier siècle des chandelles, Séraphin de la Lune est un passager de son époque : les deux pieds plongés dans les terreuses certitudes du temps, avec sur le front la poussière vive des vieux chemins.

Dans sa tête, des champs de fleurs amassées une à une à travers ces sentiers perdus parcourus pour un oui, pour un non.

Séraphin n’est  jamais pressé. Le soir il allume l’âtre à toute heure. Le cadran de son horloge, c’est la voûte nocturne, son carillon, les étoiles.

Il côtoie si bien les épouvantails croisés entre mars et septembre que parfois, au crépuscule comme sous les lunaires clartés, sa silhouette se confond avec leurs haillons de chimère.

La nuit ses songes sont troublés par le cri de la chouette et les chuintements d’Eole dans les arbres.

A la dure saison, au matin le givre cogne âprement à sa porte pour lui offrir sa dentelle de glace et de lumière. Aux aubes vernales, la Création bourgeonnante parfume toute sa demeure. Le ciel ardent d’août empli de braises et d’orages enflamme son esprit de rêves électriques. A la récolte des fruits, sans façon il se régale de pommes et de raisins et s’enivrera bientôt de leur suc que fermentera le tonneau...

Tout enchante Séraphin : midi aussi bien que minuit, le fracas de la grêle tout autant que la brume paisible, l’herbe folle du fossé si commune à ses yeux comme le mystère des nuages virtuoses, le cri inquiétant du corbeau en plein bouillard et le chant joyeux de la haute alouette, le charme aérien des cloches dans le lointain ou la mélancolie soudaine de son glas...

Depuis sa maison isolée, au coeur de cet univers champêtre, l’horizon de Séraphin est rempli de promesses.

Séraphin de la Lune sait qu’il vit une époque bouleversante. La preuve, des volutes de fumée s’élèvent, là-bas à la jonction de la terre et de la nue...

Séraphin, fasciné, suit du regard le point qui chemine. Et qui lentement grossit, s’approche, s’approche de plus en plus dans un mugissement sourd mêlé d’allégresse... C’est de la folie, c’est merveilleux, impensable : la modernité passe à quelques encablures de son gîte !

- Tûûûût ! Tûûûût !

Jamais le tonnerre n’a été si doux.

Le convoi crachant avec majesté sa flamme de neige fait trembler les murs de son foyer.

Et Séraphin, en transe, regarde s’éloigner la locomotive tractant ses lourds wagons, laissant sur son passage le témoignage volatil de sa réalité de charbon et d’acier où iront s’abreuver, à mesure humaine, ses rêveries d’authentique enfant du XIXème siècle.

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