mardi 10 septembre 2024

56 - Deux légumes

Assise depuis le matin près de la fenêtre, la vieille fixe le vide. Le regard placide, le front terne, la bouche bée, l’air bête.

Son retraité de mari se tient pareillement au fond de la pièce, sagement installé devant le saladier qui trône au centre de la table bien cirée, les bras sur ses genoux, à attendre tout comme elle. Ses mains viennent se poser entre les couverts et se figent, comme si l'instant devenait crucial. Mais, rien n'arrivant, le vieillard sénile les retire pour aller imbécilement réajuster la position de sa chaise. Essayant de se caler, il entreprend laborieusement l'exécution d'une série de petits bonds. Ses minuscules sautillements rendent le tableau encore plus pathétique. Sa tête se tourne tantôt vers les carreaux, tantôt vers la comtoise, puis revient se fixer sur le saladier. L’extrême lenteur caractérise ses gestes ponctuant les heures qui coulent, car c’est bien en termes d’heures qu’il faut considérer ces non-évènements...

Ils attendent quoi ?

Que le temps passe, sans doute.

L’horloge est au coeur de la scène, remplissant la demeure de son âme morbide.

- Tic, Tac ! Tic, Tac !

C’est le néant qui leur parle.

Protégés par leurs frileuses habitudes, ils se sentent pleinement dans leur élément.

Parfois la femme s’exclame, les yeux levés vers le ciel qui se couvre : “Ha ben tiens regarde donc ça l’René, y’a le ciel qui s’couvre !” Sa voix morne fait l’effet d’une couche de poussière déposée sur une toile d’araignée.

Et l’autre de répondre, comme pour se rassurer de pouvoir meubler lui aussi l’espace inerte : “Ah ! ben, c’est vrai ça dis, la Germaine ! L’ ciel y s’couvre dis-donc !”

La pendule acquiesce.

De ses balancements de mort, elle accompagne chaque parole creuse, chaque pensée insignifiante, chaque mouvement stérile de ce couple sans vie.

- Tic, Tac ! Tic, Tac !  “Y a l’chien du voisin qui aboie dis l’René, t’as t-y entendu ça ?”- Tic, Tac ! Tic, Tac ! “La Germaine, c’est d’main dimanche ! Ca passe-t-y bien vite la semaine ! ” - Tic, Tac ! Tic, Tac !

Le soir venu, après un tour de cadran interminable passé à ne rien faire et des dizaines de milliers de “Tic-tac, tic-tac”  dans les oreilles, c’est le moment fatidique de la soupe. Le grand rendez-vous de la journée.

Il leur faut plus d’une plombe pour la faire réchauffer, avaler leur assiette cuillerée après cuillerée, patienter encore un peu, puis faire la vaisselle. Ce sont les centaines de minutes du jour achevé qu’ils re-dégustent ainsi le soir, mollement, consciencieusement, mortellement. Ressassées à travers chaque once du bouillon.

Une double peine. Ou double jouissance, eux-mêmes ne savent pas trop s’ils se complaisent ou se morfondent dans leur confort de prudence et de silence mêlé de paresse intellectuelle...

Une chose est sûre : les aiguilles de l'imposant réveil auront toujours le dernier mot sur leurs échanges de navets. En effet, l'entité mécanique qui les observe depuis presqu'un siècle veille scrupuleusement sur leur existence végétative.

Tel un visage austère incrusté au mur, elle ne les quitte pas de ses douze chiffres inquisiteurs. Son allure funèbre plaît d'ailleurs beaucoup aux deux reclus. Pareille à une ombre spectrale, elle les écrase de son omniprésence. 

Jamais ils n’oublieront de la remonter avant d’aller se coucher.

Comme pour mieux préparer, à travers ce rituel de sclérosés, d’enterrés, de névrosés, les arguments imparables de ses tic-tac qui le lendemain donneront tort et raison à leurs propos de légumes roulant à petit feu vers un potager de marbre où tout finira dans un silence... définitif.

VOIR LA VIDEO :

https://youtu.be/3RaoBDaPRAE

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