mardi 10 septembre 2024

92 - Gloire et misère à la ferme

Dans la ferme Marie-Gilberte s'affaire autour du pot-au-feu. Son aïeule dans la cuisine, sénile, gît dans un fauteuil crasseux, les yeux rivés vers la marmite.

Marie-Gilberte n'a pas vingt ans et rêve d'étoiles au fond de son trou.

Seule la radio meuble le vide de son existence, peuplant de mirages simples son imaginaire borné par les travaux domestiques. Justement, un chant émis par le récepteur, posé sur la table entre le saladier et la boite de sucres, allume soudain en elle des feux inconnus, éveille dans son coeur des sentiments magnifiques. C'est un petit chanteur au timbre céleste interprétant un air sacré qui vient de semer chez Marie-Gilberte cette graine de paradis.

Un ange en somme, à travers les ondes, vient d'entrer dans le destin misérable de la célibataire, libérant son âme étouffée.

Au son de la voix cristalline le ragoût s'évanouit, la masure et sa basse-cour se volatilisent, la nonagénaire disparaît : Marie-Gilberte a le regard perdu dans des sommets intérieurs. Des sensations fulgurantes l'envahissent, des désirs flamboyants illuminent son visage. L'hymne est de plus en plus beau, Marie-Gilberte est en pleine extase.

La vieillarde impotente pendant ce temps est prise d'une quinte de toux, l'oeil invariablement posé sur l'ustensile de fonte où mijote l'héréditaire pitance, parfaitement insensible à la mélodie séraphique qui est en train de bouleverser sa petite fille, de transformer la larve en libellule, de changer la patate en rose, ouvrant son intelligence à la vie, son être à la joie.

Marie-Gilberte, toujours noyée dans ses nues, s'éloigne peu à peu des lourdeurs de ce monde, sourde à la pantomime catarrheuse de la presque centenaire. Cette dernière, pitoyable dans sa chaise qui exhale l'urine rance, à demi morte d'imbécillité avec ses allures de momie, en pleine décrépitude physique et mentale n'a qu'une pensée en tête : surveiller la cuisson du plat. Sa plus grande hantise pré-mortem : voir déborder le contenu du poêlon.

La jeune fille dans ses hauteurs éthéréennes entend de moins en moins les quintes de toux qui redoublent. Les plaintes de la vieille femme qui lui adresse des propos inintelligibles ne lui parviennent plus.

Marie-Gilberte est exquisément déconnectée de la réalité.

La musique sublime du poste se termine, des publicités criardes lui succédant aussitôt. Lorsqu'enfin Marie-Gilberte redescend de ses nuages dorés entre le bouillon du pot-au-feu qui déborde et le tic-tac horripilant de l'horloge en forme de cercueil, sa grand-mère fixe toujours la marmite, le corps sans vie.

VOIR LA VIDEO :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire