mardi 10 septembre 2024

91 - Le choriste

Jour de messe chez les hommes de labours.
 
Le village est pauvre, le clocher humble, l'église sombre, la piété profonde. Émile l'enfant de choeur doit chanter comme tous les dimanches. C'est un fils de fermier, élevé modestement. Un frêle bossu né il y a une douzaine d'années, pris en pitié par le prêtre de la paroisse qui lui a inculqué quelques rudiments de chorale, histoire de le soustraire au climat déprimant de la ferme familiale. En peu de temps l'infirme s'est révélé plutôt doué, et de semaine en semaine les ouailles assistent à ses progrès.
 
Mais c'est le moment de gloire pour le choriste.
 
Émile, vêtu de son aube, s'avance devant l'assistance. Ainsi affublé de blanc, il n'en paraît que plus laid, gauche et contrefait. L'harmonium mal accordé émet les premières notes. Le chétif interprète aux traits ingrats lève les yeux, gonfle la poitrine, ouvre la bouche...
 
Une clameur de cristal s'élève, illuminant statues de plâtres et vivants.
 
Dans l'ombre pieuse, tout se fige. La mélodie du séraphin tordu résonne dans chaque oreille, et nulle prière n'est plus belle que cet écho. La voix est bouleversante. C'est une onde pure, une flamme bleue. Tout est transfiguré sous l'hymne du jeune disgracié. Très vite l'ange transparaît à travers sa chrysalide débile.
 
Debout face aux villageois, le front éclairé par quelque lueur vacillante d'un cierge usé, Émile l'insignifiant handicapé soudain devient beau, solennel, plein de majesté. Un air de gravité qu'on ne lui connaît habituellement pas rend méconnaissable son visage. Absorbé par son art, il semble se concerter avec des êtres invisibles.
 
Son souffle qui monte jusqu'aux hauteurs sacrées embellit chaque chose : les bancs crasseux, les mines burinées, les vêtements misérables, tout est oublié. La chapelle sans éclat n'est plus qu'un autel dédié à la grâce. Les fidèles sous l'enchantement n'ont plus d'yeux que pour cette silhouette difforme qui leur rappelle que les vraies richesses du monde sont au-dessus de leurs têtes et non sous leurs pieds.
 
Le chant terminé, s'ensuit un grand silence fervent. Puis, peu à peu le chanteur redescend de ses nues. Claudiquant de façon grotesque, Émile rejoint alors sa place et va s'asseoir derrière le curé. Son expression faciale est redevenue celle du petit gueux de tous les jours. Aussi triste qu'inesthétique.
 
Mais dans les âmes, le miracle de la beauté a opéré.

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