mardi 10 septembre 2024

88 - L'abreuvoir

C'était un gars comme elle les aimait. Un peu marin, un peu canaille, avec une odeur de foin dans les cheveux. Vivant à la bohème, il se louait de ferme en ferme, de temps en temps. Il n'avait pas son pareil pour convaincre les plus rétives : toutes succombaient à son charme. Il séduisait les donzelles de chez ses patrons, lorsqu'elles étaient à son goût, laissant derrière lui soupirs et langueurs. Et un parfum de mystère aussi.

Gertrude, la fille du fermier, avait des vues sur le nouveau commis. Le soir-même elle lui offrit son hymen. Il ne le refusa point. Il demanda cependant un dédommagement : la dévergondée était laide. Elle lui accorda six sous. Il les refusa en lui crachant au visage. Il voulait l'abreuvoir à vaches du père. Celui qui trônait au milieu de la basse-cour, splendide, avec des cales larges et des rebords élégants. Gertrude prit peur, pleura, supplia l'infâme de ne pas exiger d'elle pareil sacrifice... Rien n'y fit, l'amant réclamait son auge en échange de ses services malhonnêtes. Elle dut céder. L'autre s'éclipsa dans la nuit, tirant péniblement derrière lui son butin indu.

Le lendemain Gertrude dut expliquer à son géniteur les circonstances de la disparition du réceptacle à eau. Le scandale fut énorme. On la maria promptement au garde-champêtre qui racheta un baquet neuf au paysan. Six ans ans après avoir épousé l'agent municipal, ce dernier mit la main sur le dissolu qui n'avait en fait jamais quitté le canton. Les faits étant prescrits par la loi depuis un lustre, il fut aussitôt relâché. Il mourut quatre ans plus tard dans les tranchées de Verdun, en 1917.

Aujourd'hui on peut lire son nom sur le Monument aux Morts du village voisin où s'est passée cette triste histoire : Alphonse Foisselle.

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