mardi 10 septembre 2024

89 - Le silence est d'or

Alphonse aimait la Berthe en secret. Depuis vingt ans qu'il avait été engagé à la ferme, il courtisait aussi assidûment que timidement la fille du patron. Il lui jetait des regards furtifs à table, lui destinait de manière anodine des mots codés sensés être doux qu'elle recevait avec placidité. Deux décennies que ça durait ! La Berthe était devenue énorme, rougeaude, repoussante, mais Alphonse avait conservé intact son émoi originel.

Il éprouvait de très hauts transports pour celle qui lui avait souri une fois, une seule fois, lors de sa première journée passée sous le toit de son maître. Simple courtoisie de la part de la progéniture de son employeur ou véritable aveu de sa flamme naissante, comment savoir ? Il y avait quatre lustres déjà... Quoi qu'il en fût, il avait pris ce sourire avec toute la tragique candeur de sa sensibilité de rustre. Une timidité viscérale le tenait toutefois à distance exagérée de l'être cher. Alphonse avait une âme d'authentique vieux garçon.

En deux décades la belle s'était changée en un monstre. Mais le niais était demeuré niais. Heureux homme trompé par le temps, façonné par des moeurs arcadiennes qui ne voyait ni le mal ni la laideur, berger à la nature pure qui ne faisait pas de différence entre la chevrette et la barrique à fromages pourvu que les deux exhalassent le doux parfum de l'oubli... Alphonse s'était sclérosé dans ses habitudes amoureuses. A cinquante ans il espérait encore avoir des enfants de cette femelle encore vierge mais ménopausée qui apparemment n'avait vécu que pour faire tourner l'affaire de ses vieux parents. Sa raison d'être à elle se résumait, visiblement, à cette entreprise agricole.

Alphonse continuait ses tendres allusions à l'endroit de l'aimée qui durant si longtemps n'y avait vu que du feu. Vingt longues années à lui faire une cour aussi discrète qu'inexistante entre le sillon et l'étable ! Le tiers de son existence accroché à la charrue, à cultiver un espoir fou, à traîner patiemment un fardeau d'amour à la force du poing... En effet, Alphonse était resté travailler dans cette exploitation uniquement pour gagner la main de la Berthe qui lui avait manifesté un égard à son arrivée, alors qu'il ne devait faire qu'une saison avant de rentrer chez ses parents embrasser une carrière de marchand de bestiaux.

Dix années encore s'étaient écoulées. Un jour de grande chaleur, dans une minute d'intimité propice (événement rarissime en trente ans de "vie commune" en ces terres de labeur), alors qu'ils étaient seuls aux champs, la peur au ventre, n'y tenant plus, s'adressant au mastodonte, Alphonse finit par lui avouer :

— "La Berthe, si je me suis laissé enraciné les pieds dans ces cultures depuis trente ans, c'est pour toi. Pour toi la Berthe ! T'entends dis ? C'est par passion pour toi. Pas une fois je n'avais osé te le dire en trente ans mais aujourd'hui je crois que c'est le moment. Tu m'avais souri dès le début, tu t'en souviens ? Tu m'avais plu aussitôt avec ton air si gentil... Et depuis ça n'est jamais sorti de mon coeur. C'est pour ça que je n'ai pas quitté mon emploi, pour hériter de ta main la Berthe. Tu te rappelles dis, quand tu m'avais jeté ce sort délicieux venu de tes lèvres ? Tu brûlais donc pour moi, la Berthe ? "

— "Alphonse, lui répondit Berthe, je t'ai chéri dès que je t'ai vu, c'est vrai. Mais comme tu n'as aucunement semblé faire attention à moi, j'ai cru à ta froideur, ayant traduit tes signes tout de travers. Ca m'a tuée en dedans de moi. Je me suis désespérée sans rien laisser paraître de ma peine. Je me suis mise à manger pour mieux oublier, et bien sûr toi tu avais l'air d'être encore plus glacial. Je pensais que ça t'était complètement indifférent que je devienne une bête porcine, une lourde et obèse façade dénuée de sentiments. Toujours aussi impassible, tu travaillais à mes côtés. Et maintenant seulement tu dis que tu m'adorais... Mais pourquoi ne m'as-tu pas dit ça plus tôt, Alphonse ? Ca nous aurait économisé une vie ! "

— " La Berthe, je vais te dire... A présent que tu m'as ouvert les yeux, je me rends compte d'une chose... C'est vrai, tu t'es très vite transformée en une grosse et grasse coche, juste après que je t'ai connue. Moi je ne voyais que ton visage du premier matin, tu comprends ? Pendant trois fois dix ans je vivais avec tes traits et ta silhouette d'avant. Mais puisque que tu m'as dit tout ça, la Berthe, je crois qu'à partir de cet instant... Je ne t'aime plus du tout."

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