mardi 10 septembre 2024

84 - La belle berthe

Avec son giron de fermière endurcie, immense, redoutable, avec sa cuisse pareille à un chêne et son cou de boucher, Berthe ressemblait plus à une masse bovine en action qu'à une frêle femme. Elle buvait comme un Prussien, crachait autant qu'un tonnelier, chiquait plus que de raison, mangeait la part de quatre personnes, tenait la charrue aussi fermement qu'un colosse, jurait à faire rougir un démon. Et frappait même les mâles en vraie roubignolée qu'elle était.

Entre deux besognes de force elle émettait parfois des plaisanteries de salles de garde. Elle avait des délicatesses de charretier, des finesses d'engraisseuse de cochons, des moeurs de boucanier. Bref cette représentante du beau sexe était un authentique tue-l'amour.

Mais pas pour tous.

Alphonse Torchecul, commis agricole à la musculature aussi épaisse que ses capacités de réflexion étaient réduites avait des vues sérieuses sur la Berthe. Il ne savait pas s'adresser à la gent féminine. Qu'à cela ne tînt, il décida de discuter en homme avec la Berthe en utilisant son humble vocabulaire à lui :

- Berthe, j'ai à te causer. Tu vas faire la vache et je m'en va faire le taureau. T'écarteras tes jarrets, comme ça y aura plein de jus à te foutre dans ta matrice de coche pour qu'après tu beugles comme un veau à nous pondre dans les saintes douleurs un salopard de péquenaud qui sortira de ta culasse neuf mois pus tard !

C'était clair, Alphonse semblait sincèrement amoureux de la Berthe.

La belle fut émue par la flamme déclarée de l'agreste incarnation. Elle lui répondit en rosissant :

- L'Alphonse, ramène donc ta saucisse de boeuf que je la foute dans ma grosse boyauterie. Tu vas me la secouer dans les tripes, je veux parler des viscères vachères, pas des boyaux à purin, et pis je te la ferai bien dégorger jusque dans le fond de mes putains de rognons de femelle... Pis après y'aura un paquet de viande qui m'poussera dans la panse. On l'appelera Nesto'. Qu'ê qu'ten dis l'Alphonse ? Nesto', c'est-y pas un nom de couillu ça pour un futur laboureur qui te ressemblera ?

- Nestor, je dis pas. Pour un blason de costaud, c'en est un foutu ! Y'a rien à dire la Berthe. Mais si c'est une fumelle ? Comment que tu la prénommeras ?

- On n'aura qu'à la baptiser Nestorine. Ca mange pas de pain de dire "Nestorine" au lieu de "Nestor". Pis elle travaillera comme un gars, avec des couilles pareilles... On peut pas dire, la pancarte sur la gueule ça y fait. C'est pas moi qui affublerais le fruit de mes entrailles du gros mot de "Charles-Edouard", nom de diou ! Ca non alors ! Pasque ça c'est un label de fainéant ! Allez ! Viens donc me rentrer dedans l'Alphonse, pasqu'y faut déjà commencer par la fabriquer cette andouille à naître au sortir d'un chapelet de semaines de gestation !

Les amants échangeaient innocemment de la sorte et se disaient encore maintes autres choses charmantes. C'était touchant de les voir s'entretenir ainsi de leur avenir. Ils conçurent entre le tas de fumier et l'étable à bovins. Les meuglements, caquètement et grognements des hôtes de la ferme accompagnèrent leurs roucoulades mieux que le plus doux des violons.

Trois saisons passèrent et la petite Nestorine vint au monde.

Ce fut pour elle le début d'un enfer sans tache.

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