mardi 10 septembre 2024

92 - Gloire et misère à la ferme

Dans la ferme Marie-Gilberte s'affaire autour du pot-au-feu. Son aïeule dans la cuisine, sénile, gît dans un fauteuil crasseux, les yeux rivés vers la marmite.

Marie-Gilberte n'a pas vingt ans et rêve d'étoiles au fond de son trou.

Seule la radio meuble le vide de son existence, peuplant de mirages simples son imaginaire borné par les travaux domestiques. Justement, un chant émis par le récepteur, posé sur la table entre le saladier et la boite de sucres, allume soudain en elle des feux inconnus, éveille dans son coeur des sentiments magnifiques. C'est un petit chanteur au timbre céleste interprétant un air sacré qui vient de semer chez Marie-Gilberte cette graine de paradis.

Un ange en somme, à travers les ondes, vient d'entrer dans le destin misérable de la célibataire, libérant son âme étouffée.

Au son de la voix cristalline le ragoût s'évanouit, la masure et sa basse-cour se volatilisent, la nonagénaire disparaît : Marie-Gilberte a le regard perdu dans des sommets intérieurs. Des sensations fulgurantes l'envahissent, des désirs flamboyants illuminent son visage. L'hymne est de plus en plus beau, Marie-Gilberte est en pleine extase.

La vieillarde impotente pendant ce temps est prise d'une quinte de toux, l'oeil invariablement posé sur l'ustensile de fonte où mijote l'héréditaire pitance, parfaitement insensible à la mélodie séraphique qui est en train de bouleverser sa petite fille, de transformer la larve en libellule, de changer la patate en rose, ouvrant son intelligence à la vie, son être à la joie.

Marie-Gilberte, toujours noyée dans ses nues, s'éloigne peu à peu des lourdeurs de ce monde, sourde à la pantomime catarrheuse de la presque centenaire. Cette dernière, pitoyable dans sa chaise qui exhale l'urine rance, à demi morte d'imbécillité avec ses allures de momie, en pleine décrépitude physique et mentale n'a qu'une pensée en tête : surveiller la cuisson du plat. Sa plus grande hantise pré-mortem : voir déborder le contenu du poêlon.

La jeune fille dans ses hauteurs éthéréennes entend de moins en moins les quintes de toux qui redoublent. Les plaintes de la vieille femme qui lui adresse des propos inintelligibles ne lui parviennent plus.

Marie-Gilberte est exquisément déconnectée de la réalité.

La musique sublime du poste se termine, des publicités criardes lui succédant aussitôt. Lorsqu'enfin Marie-Gilberte redescend de ses nuages dorés entre le bouillon du pot-au-feu qui déborde et le tic-tac horripilant de l'horloge en forme de cercueil, sa grand-mère fixe toujours la marmite, le corps sans vie.

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91 - Le choriste

Jour de messe chez les hommes de labours.
 
Le village est pauvre, le clocher humble, l'église sombre, la piété profonde. Émile l'enfant de choeur doit chanter comme tous les dimanches. C'est un fils de fermier, élevé modestement. Un frêle bossu né il y a une douzaine d'années, pris en pitié par le prêtre de la paroisse qui lui a inculqué quelques rudiments de chorale, histoire de le soustraire au climat déprimant de la ferme familiale. En peu de temps l'infirme s'est révélé plutôt doué, et de semaine en semaine les ouailles assistent à ses progrès.
 
Mais c'est le moment de gloire pour le choriste.
 
Émile, vêtu de son aube, s'avance devant l'assistance. Ainsi affublé de blanc, il n'en paraît que plus laid, gauche et contrefait. L'harmonium mal accordé émet les premières notes. Le chétif interprète aux traits ingrats lève les yeux, gonfle la poitrine, ouvre la bouche...
 
Une clameur de cristal s'élève, illuminant statues de plâtres et vivants.
 
Dans l'ombre pieuse, tout se fige. La mélodie du séraphin tordu résonne dans chaque oreille, et nulle prière n'est plus belle que cet écho. La voix est bouleversante. C'est une onde pure, une flamme bleue. Tout est transfiguré sous l'hymne du jeune disgracié. Très vite l'ange transparaît à travers sa chrysalide débile.
 
Debout face aux villageois, le front éclairé par quelque lueur vacillante d'un cierge usé, Émile l'insignifiant handicapé soudain devient beau, solennel, plein de majesté. Un air de gravité qu'on ne lui connaît habituellement pas rend méconnaissable son visage. Absorbé par son art, il semble se concerter avec des êtres invisibles.
 
Son souffle qui monte jusqu'aux hauteurs sacrées embellit chaque chose : les bancs crasseux, les mines burinées, les vêtements misérables, tout est oublié. La chapelle sans éclat n'est plus qu'un autel dédié à la grâce. Les fidèles sous l'enchantement n'ont plus d'yeux que pour cette silhouette difforme qui leur rappelle que les vraies richesses du monde sont au-dessus de leurs têtes et non sous leurs pieds.
 
Le chant terminé, s'ensuit un grand silence fervent. Puis, peu à peu le chanteur redescend de ses nues. Claudiquant de façon grotesque, Émile rejoint alors sa place et va s'asseoir derrière le curé. Son expression faciale est redevenue celle du petit gueux de tous les jours. Aussi triste qu'inesthétique.
 
Mais dans les âmes, le miracle de la beauté a opéré.

90 - L'incroyable Gertrude

Gertrude est une "fumelle à couilles".

Un quintal et demi, des biceps d'acier, une pogne d'enfer. Et avec ça elle crache plus loin que le Diable, émet des ronflements d'ogre, crie aussi fort que son âne, jure comme un bougre.

Fermière à l'ancienne, le sillon est son élément et elle défend ses droits à coups de poing. Gertrude, une "demoiselle de caractère" diront certains... Une femelle, une vraie. La terre est son enfant, celui qu'elle n'a jamais eu, le seul qu'elle aura autant chéri. Le facteur, une poule mouillée qui roule en "autojône". Et le bon Dieu, une espèce de mauviette qui se cache derrière les nuages. Bref, voici une femme de marbre au destin taillé à sa mesure. La terreur locale.

Qui pénètre sur le territoire de la Gertrude s'expose aux fureurs d'une hôtesse prompte à la riposte. Fureurs dans tous les sens du terme car Gertrude est aussi une élégante qui à sa manière "aime" les hommes. Redoutables sont ses transports utérins... Et malheur à celui qui tombe dans ses filets ! Mais laissons-là les amusements. Côté politique, recettes de cuisine et autres subtilités de la langue ou de la pensée, ses arguments sont en général assez convaincants : quand Gertrude se met à causer, elle commence d'abord par remonter ses manches. Même les gendarmes n'osent pas enfreindre la loi de fer qui règne dans la ferme du tyran en jupons. Les plaintes portées contre le mastodonte n'ont jamais eu de suite. Franchir la barrière séparant le monde civilisé de son exploitation agricole, c'est faire acte d'héroïsme. Ou d'inconscience : Gertrude manie avec autant d'aisance la fourche que le fusil. Quiconque lui rend visite le fait toujours à ses risques et périls.

Égorgeuse de porcs, rompant leur cou à mains nues, un couteau entre les dents, une flamme sauvage dans l'oeil, voilà la Gertrude. Arracheuse de souches, bûcheronne à la hache, buveuse de gnôle forte distillée par ses soins, telle est cette Eve née sous le passage de Dieu sait quel météore...

Un jour la Terre trembla : le malingre Jean Duval, comptable de moins de cinquante kilos et de plus de quarante-huit ans -une petite nature-, alla demander la main au monstre. Parfois la folie s'empare subitement de certains êtres... Tous s'attendirent à ne pas voir le prétendant sortir indemne de la propriété.

L'impensable eut lieu.

Les chaumières firent leurs veillées autour de cette histoire d'amour contre-nature entre le moucheron et la tarentule. Le maire trembla le jour de l'union officielle : l'épousée le toisait, le dépassant d'une tête et d'une imposante paire de muscles aux bras. Le curé encore sous le choc d'une expédition dans son fief vingt ans auparavant pour une belle mais illusoire tentative de "conversion à la douceur christique" de son hôte, expédia la cérémonie sans demander son reste. La maréchaussée quant à elle se tint à carreau, préférant feindre une pacifique indifférence en ce jour sensible...

Les noces ne se prolongèrent guère à la mairie, au grand soulagement de tous. Le couple vit heureux depuis dix ans dans les hauteurs du hameau. La Gertrude manie toujours aussi habilement la bêche et le canon à gros gibier.

Quant à l'heureux époux, c'est un permanent miraculé.

89 - Le silence est d'or

Alphonse aimait la Berthe en secret. Depuis vingt ans qu'il avait été engagé à la ferme, il courtisait aussi assidûment que timidement la fille du patron. Il lui jetait des regards furtifs à table, lui destinait de manière anodine des mots codés sensés être doux qu'elle recevait avec placidité. Deux décennies que ça durait ! La Berthe était devenue énorme, rougeaude, repoussante, mais Alphonse avait conservé intact son émoi originel.

Il éprouvait de très hauts transports pour celle qui lui avait souri une fois, une seule fois, lors de sa première journée passée sous le toit de son maître. Simple courtoisie de la part de la progéniture de son employeur ou véritable aveu de sa flamme naissante, comment savoir ? Il y avait quatre lustres déjà... Quoi qu'il en fût, il avait pris ce sourire avec toute la tragique candeur de sa sensibilité de rustre. Une timidité viscérale le tenait toutefois à distance exagérée de l'être cher. Alphonse avait une âme d'authentique vieux garçon.

En deux décades la belle s'était changée en un monstre. Mais le niais était demeuré niais. Heureux homme trompé par le temps, façonné par des moeurs arcadiennes qui ne voyait ni le mal ni la laideur, berger à la nature pure qui ne faisait pas de différence entre la chevrette et la barrique à fromages pourvu que les deux exhalassent le doux parfum de l'oubli... Alphonse s'était sclérosé dans ses habitudes amoureuses. A cinquante ans il espérait encore avoir des enfants de cette femelle encore vierge mais ménopausée qui apparemment n'avait vécu que pour faire tourner l'affaire de ses vieux parents. Sa raison d'être à elle se résumait, visiblement, à cette entreprise agricole.

Alphonse continuait ses tendres allusions à l'endroit de l'aimée qui durant si longtemps n'y avait vu que du feu. Vingt longues années à lui faire une cour aussi discrète qu'inexistante entre le sillon et l'étable ! Le tiers de son existence accroché à la charrue, à cultiver un espoir fou, à traîner patiemment un fardeau d'amour à la force du poing... En effet, Alphonse était resté travailler dans cette exploitation uniquement pour gagner la main de la Berthe qui lui avait manifesté un égard à son arrivée, alors qu'il ne devait faire qu'une saison avant de rentrer chez ses parents embrasser une carrière de marchand de bestiaux.

Dix années encore s'étaient écoulées. Un jour de grande chaleur, dans une minute d'intimité propice (événement rarissime en trente ans de "vie commune" en ces terres de labeur), alors qu'ils étaient seuls aux champs, la peur au ventre, n'y tenant plus, s'adressant au mastodonte, Alphonse finit par lui avouer :

— "La Berthe, si je me suis laissé enraciné les pieds dans ces cultures depuis trente ans, c'est pour toi. Pour toi la Berthe ! T'entends dis ? C'est par passion pour toi. Pas une fois je n'avais osé te le dire en trente ans mais aujourd'hui je crois que c'est le moment. Tu m'avais souri dès le début, tu t'en souviens ? Tu m'avais plu aussitôt avec ton air si gentil... Et depuis ça n'est jamais sorti de mon coeur. C'est pour ça que je n'ai pas quitté mon emploi, pour hériter de ta main la Berthe. Tu te rappelles dis, quand tu m'avais jeté ce sort délicieux venu de tes lèvres ? Tu brûlais donc pour moi, la Berthe ? "

— "Alphonse, lui répondit Berthe, je t'ai chéri dès que je t'ai vu, c'est vrai. Mais comme tu n'as aucunement semblé faire attention à moi, j'ai cru à ta froideur, ayant traduit tes signes tout de travers. Ca m'a tuée en dedans de moi. Je me suis désespérée sans rien laisser paraître de ma peine. Je me suis mise à manger pour mieux oublier, et bien sûr toi tu avais l'air d'être encore plus glacial. Je pensais que ça t'était complètement indifférent que je devienne une bête porcine, une lourde et obèse façade dénuée de sentiments. Toujours aussi impassible, tu travaillais à mes côtés. Et maintenant seulement tu dis que tu m'adorais... Mais pourquoi ne m'as-tu pas dit ça plus tôt, Alphonse ? Ca nous aurait économisé une vie ! "

— " La Berthe, je vais te dire... A présent que tu m'as ouvert les yeux, je me rends compte d'une chose... C'est vrai, tu t'es très vite transformée en une grosse et grasse coche, juste après que je t'ai connue. Moi je ne voyais que ton visage du premier matin, tu comprends ? Pendant trois fois dix ans je vivais avec tes traits et ta silhouette d'avant. Mais puisque que tu m'as dit tout ça, la Berthe, je crois qu'à partir de cet instant... Je ne t'aime plus du tout."

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88 - L'abreuvoir

C'était un gars comme elle les aimait. Un peu marin, un peu canaille, avec une odeur de foin dans les cheveux. Vivant à la bohème, il se louait de ferme en ferme, de temps en temps. Il n'avait pas son pareil pour convaincre les plus rétives : toutes succombaient à son charme. Il séduisait les donzelles de chez ses patrons, lorsqu'elles étaient à son goût, laissant derrière lui soupirs et langueurs. Et un parfum de mystère aussi.

Gertrude, la fille du fermier, avait des vues sur le nouveau commis. Le soir-même elle lui offrit son hymen. Il ne le refusa point. Il demanda cependant un dédommagement : la dévergondée était laide. Elle lui accorda six sous. Il les refusa en lui crachant au visage. Il voulait l'abreuvoir à vaches du père. Celui qui trônait au milieu de la basse-cour, splendide, avec des cales larges et des rebords élégants. Gertrude prit peur, pleura, supplia l'infâme de ne pas exiger d'elle pareil sacrifice... Rien n'y fit, l'amant réclamait son auge en échange de ses services malhonnêtes. Elle dut céder. L'autre s'éclipsa dans la nuit, tirant péniblement derrière lui son butin indu.

Le lendemain Gertrude dut expliquer à son géniteur les circonstances de la disparition du réceptacle à eau. Le scandale fut énorme. On la maria promptement au garde-champêtre qui racheta un baquet neuf au paysan. Six ans ans après avoir épousé l'agent municipal, ce dernier mit la main sur le dissolu qui n'avait en fait jamais quitté le canton. Les faits étant prescrits par la loi depuis un lustre, il fut aussitôt relâché. Il mourut quatre ans plus tard dans les tranchées de Verdun, en 1917.

Aujourd'hui on peut lire son nom sur le Monument aux Morts du village voisin où s'est passée cette triste histoire : Alphonse Foisselle.

87 - Un drôle de personnage

Avec son manteau troué, ses allures de dadais dégingandé, il ressemble à un Croquignol endimanché.

Fixe du matin au soir, il se lève tôt et ne se couche jamais. Il savoure les heures qui passent et jeûne le reste du temps.

Sans cesse affamé, il festoie avec deux fois rien : sa soupe est faite de brume et de grêle. Et quelques nuages en guise de lait. Quant à son vin, c'est encore un peu plus d'eau...

Il fait maigre les mardi-gras et se gave de boue, de cailloux ou de poussière les autres jours.

C'est un ventre-creux aux épaules larges qui garde sa ligne. Et l'horizon.

Repu de misères, il déploie ses ailes sous le soleil de mars en racontant des salades aux corbeaux. J'aime son caractère fantasque, son aire de vie, les ourlets de ses pantalons raccourcis.

Son parapluie est un rempart contre l'humidité. Il l'ouvre toujours au moment où les passants menacent postillons. Et le ferme lorsque les premières gouttes d'orage touchent le sol. Paré de son accoutrement "pluviesque", il effraie les femmes, fait signe aux poètes, charme les enfants. A travers ses chaussures trempées, il rallie pèlerins égarés et vagabonds des saisons qui voient en lui leur égal.

Ses amis se comptent par nuées : oiseaux du ciel et hommes de la terre, passagers de l'air et hôtes de la nuit. Avec ses poches pleines de vent, son chapeau de paille et son lit d'épeautre, il est riche comme un radis, fauché comme un prince. Dernier des blés, premier des buveurs de flotte, planté comme un vieux pieu, il végète. Heureux.

Grand buvard de pluie avare de mots, avide d'azur, allié d'Eole, ce génie des champs est un compagnon recommandable, un cousin des foins, une silhouette au loin. 

Quand tombe l'obscurité et que plane le silence, tandis que vous dormez et rêvez, aux étoiles qui se penchent au-dessus de son épaule il aime à raconter son sort d'épouvantail.

86 - Le destin de Patatin

Patatin, fermier de son état, aimait sa chère Adèle comme un gougnafier qu'il était, laquelle le lui rendait bien mal : elle, était une grande romantique, une belle âme, une parisienne élégante en quête de raffinements du coeur. Qu'était-elle venu patauger dans la fange quotidienne de ce rustaud ? Tous au village se l'étaient toujours demandé... Élevé chez les porcs, Patatin affectionnait leur compagnie, négligeant sans complexe celle de ses semblables. Les porteuses de dentelles n'étaient pour lui que des dépensières qu'il fallait corriger et, accessoirement, abreuver d'eau claire, nourrir d'avoine, atteler à la charrue.

Patatin ne frappait pas sa bourgeoise. Mais il ne l'habillait pas, ne la sortait pas, ne la cajolait pas plus. Il usait pour lui parler du même langage qu'envers son bétail. Il la hélait comme une vache laitière lorsqu'il était en rut, tapait du poing sur la table quand elle parlait poésie, la sifflait à l'heure de manger. En outre, le dimanche matin au lieu de lui apporter au lit des croissants chauds et du café autrichien, il lui faisait curer les étables, car le repos dominical coïncidait avec la corvée de fumier.

L'affaire était sérieuse pour Patatin. Pour rien au monde il n'aurait manqué à ce rituel hebdomadaire : pendant que sa mégère s'affairait à remplir des brouettées de purin de six heures à midi, lui dégustait des pommes cuites arrosés de Calvados. Elle avait droit à une pause qu'il calculait à la seconde près, chronomètre en main, afin qu'entre deux chargements de bouses elle pût satisfaire aux nécessités naturelles. Lui, pendant ce temps saupoudrait de cannelle tropicale ses reinettes dorant au four.

La besogne achevée, exténuée, couverte de fumure, Adèle devait encore préparer le repas du midi pendant que Patatin allait inspecter l'abri des cornues, racontant ses rêves de la nuit à ses bovidés qui bousaient avec placidité.

Ainsi en allait-il de la vie de Patatin.

Mais, lassé des manières mondaines de sa moitié, il finit par demander le divorce. Il obtint gain de cause et reçu de son ex-épouse une pension alimentaire qui lui permit d'aller jouer toutes les semaines au casino et de gagner une grosse somme qu'il utilisa pour s'agrandir. Il acheta des terres, construisit d'autres écuries, grossit son cheptel. Il devint important dans la région. Riche, respecté de ses pairs, il épousa la fille de la châtelaine qu'il engrossa le soir même des noces. Le fruit de la saillie fut laid et contrefait. Et fort sot. N'importe ! Il devait hériter de la ferme, des granges, des bêtes, des pâturages, de tous les biens acquis par le père...

Ce qui, définitivement, gonflait d'orgueil Patatin.

Le fils n'hérita point : il trépassa à l'âge de douze ans, foudroyé par une leucémie aiguë qui laissa Patatin sans voix mais non sans ressources : il se consola en fécondant une nouvelle fois sa seconde compagne. Mais celle-ci mourut avant même d'enfanter. D'une indigestion de cerises.

C'était en début juillet. Patatin dut finir seul la récolte des griottes à la hâte avant l'enterrement, ce qui l'irrita quelque peu, lui qui avait mis toute sa confiance dans sa conjointe. Pour finir, le jour des funérailles de sa dame, ayant failli se rompre les os en glissant sur la dalle humide du caveau, il se jura de ne plus jamais prendre femme.

85 - Une jeune fille à la ferme

A vingt ans, Nestorine connaissait mieux le langage des porcs que le Grevisse. Elle incarnait le parfait reflet de ses géniteurs, mais en plus jeune. Elle se mouchait dans ses doigts, se soulageait dans la réserve à purin, se rinçait le gosier dans la gouttière. C'était un monstre femelle de cent-vingt kilogrammes absolument inaccessible. Une sorte de mastodonte intouchable, un phénomène en jupon. Bref, un beau brin de fille selon les critères de beauté en vigueur dans la ferme.

Ses parents étaient très fiers de leur enfant : dès ses seize printemps elle portait déjà sans effort apparent des sacs de cent kilos, matait des boucs hargneux en quelques étreintes nerveuses et puissantes, retournait d'une seule traite de larges carrés de terre à la force du mollet, cognait les gaillards les plus vigoureux du pays, abattait des verrats d'un seul coup de maillet, s'enfournait à la suite des chapelets de saucisses-maison, éructait plus fort qu'une ogresse, avalait sans rechigner son verre d'absinthe frelatée.

Cependant Nestorine n'était pas du tout heureuse. Arrivée à la vingtaine, elle avait mûri. Secrètement elle aspirait à une existence plus virile, moins efféminée. Sans jamais oser l'avouer à ses procréateurs de crainte de les contrarier, elle désirait se confronter aux dangers de la vraie vie, loin du cocon rassurant de l'exploitation familiale. Elle avait l'ardent désir de connaître les éléments, les hommes et les bêtes de manière moins atténuée, plus authentique. Elle voulait un contact réel, vrai, direct avec le monde et ses habitants. Elle sentait bien que sous ce toit où elle était née elle vivait protégée comme une poupée dans un jardin beaucoup trop rose pour elle.

Elle avait besoin de recevoir de grands coups de poing de la destinée, de sentir les flammes vivifiantes de l'aventure, de savourer l'amertume incomparable de la bière de contrebande, besoin de voir un autre sang que celui de ses gorets qu'elle tuait avec un plaisir de plus en plus émoussé, besoin de fracasser d'autre crânes, de terrasser d'autres adversaires plus consistants que ses boucs habituels, besoin de cogner d'autres têtes que celles qu'elle connaissait déjà... Bref, elle voulait sortir de sa trop jolie cage dorée, prendre son envol de libellule.

Elle aurait voulu donner libre cours à toute son énergie, montrer à la contrée entière la mesure de sa vitalité plutôt que de demeurer ainsi dans son univers agricole. Elle s'y ennuyait comme un poupin devenu adulte à qui l'on n'aurait pas encore remplacé la dînette de l'âge tendre.

Malheureusement elle dut rester définitivement en ce lieu à égorger du bétail, engraisser des pourceaux, mener la charrue, déraciner des chênes, terrasser des cornus, arracher des souches, frapper de peureux colosses, chiquer l'humble tabac paternel, boire de la bibine de mauviette à quarante degrés, se faire saillir par des bons à rien de laboureurs, de dockers ou de boxeurs qui ne tiennent même pas debout après un litre de tord-boyaux...

Ce sort fadasse de midinette ne lui convenait vraiment pas et la rendit malheureuse toute sa carrière durant, elle qui ne rêvait que de mâles activités, de défis martiaux, d'ouvrages magistraux et de grosse gnôle.

84 - La belle berthe

Avec son giron de fermière endurcie, immense, redoutable, avec sa cuisse pareille à un chêne et son cou de boucher, Berthe ressemblait plus à une masse bovine en action qu'à une frêle femme. Elle buvait comme un Prussien, crachait autant qu'un tonnelier, chiquait plus que de raison, mangeait la part de quatre personnes, tenait la charrue mieux qu'un colosse, jurait à faire rougir un démon. Et frappait même les mâles en vraie couillue qu'elle était.

Entre deux besognes de force elle émettait parfois des plaisanteries de salles de garde. Elle avait des délicatesses de charretier, des finesses d'engraisseuse de cochons, des moeurs de boucanier. Bref cette représentante du beau sexe était un authentique tue-l'amour.

Mais pas pour tout le monde.

Alphonse Torchecul, commis agricole à la musculature aussi épaisse que ses capacités de réflexion étaient réduites avait des vues sérieuses sur la Berthe. Il ne savait pas parler à la gent féminine. Qu'à cela ne tînt, il décida de parler en homme à Berthe avec son humble vocabulaire à lui :

- Berthe, j'ai à te parler. Tu vas faire la vache et je m'en va faire le taureau. T'écarteras tes jarrets, comme ça y aura plein de jus à te foutre dans ta matrice de coche pour qu'après tu beugles comme un veau à nous pondre dans les saintes douleurs un salopard de péquenaud qui sortira de ta culasse neuf mois pus tard !

C'était clair, Alphonse semblait sincèrement amoureux de la Berthe.

La belle fut émue par la flamme déclarée de l'agreste incarnation. Elle lui répondit en rosissant :

- L'Alphonse, ramène donc ta saucisse de boeuf que je la foute dans ma grosse boyauterie. Tu vas me la secouer dans les tripes, je veux parler des tripes vachères, pas des tripes à purin, et pis je te la ferai bien dégorger jusque dans le fond de mes putains de rognons de fumelle... Pis après y'aura un paquet de viande qui m'poussera dans la panse. On l'appelera Nesto'. Qu'ê qu'ten dis l'Alphonse ? Nesto', c'est-y pas un beau nom ça pour un futur laboureur qui te ressemblera ?

- Nestor, je dis pas. Pour un beau nom c'est un beau nom. Y'a rien à dire la Berthe. Mais si c'est une fumelle ? Comment que tu la prénommeras ?

- On n'aura qu'à la baptiser Nestorine. Ca mange pas de pain de dire "Nestorine" au lieu de "Nestor". Pis elle travaillera comme un gars avec un blason pareil ! On peut pas dire, le nom ça y fait. C'est pas moi qui affublerais le fruit de mes entrailles du gros mot de "Charles-Edouard", acré nom de diou ! Ca non alors ! Pasque ça c'est un label de fainéant ! Allez ! Viens donc me rentrer dedans l'Alphonse, pasqu'y faut déjà commencer par la fabriquer cette andouille à naître dans neuf mois !

Les deux amants échangeaient innocemment de la sorte et se disaient encore plein d'autres choses aussi charmantes. C'était touchant de les voir parler ainsi de leur avenir. Ils conçurent entre le tas de fumier et l'étable à bovins. Les meuglements, caquètement et grognements des hôtes de la ferme accompagnèrent leurs roucoulades mieux que le plus doux des violons.

Neuf mois plus tard la petite Nestorine vint au monde.

Ce fut pour elle le début d'un enfer sans tache.

83 - La maison abandonnée

Il y eut un grincement typique lorsque je poussai le portail rouillé de la vieille demeure abandonnée. Ensevelie sous les friches et les ans, la maison était une caricature. Grotesque et un peu effrayante. Les herbes folles semblaient les seuls hôtes encore vivants de ces lieux.

Comme une photo jaunie, la façade décrépite et le toit parsemé de mousse transpiraient une atmosphère surannée, intime et familière. J’avais la troublante impression qu’ils restituaient les conversations, les émotions captées des années auparavant, à l'époque où tout vivait dans le logis. Les pierres ancestrales perçaient le silence et se faisaient subtilement éloquentes : je revoyais sans peine ce que furent les jours des derniers habitants.

Des générations s’étaient succédé ici, les murs me le disaient avec insistance : ils respiraient cette douce nostalgie propre à ces domiciles ayant abrité des destins sans heurts et où se sont figés dans bien des mémoires de longs dimanches d’enfance.

A travers ces vestiges mêlés de lierre, la clôture d’un siècle révolu, les marches usées, les existences qui s’étaient écoulées ici se rappelaient naturellement au visiteur... Leur histoire enfouie sous les ronces soulevait discrètement le couvercle du temps, laissant apparaître des bribes de passé : objets d’antan traînant par terre, effluves de cave et de plâtre ancien, sentiment de déjà vu. Ce charmant cimetière était hanté par la mélancolie.

Je revivais imperceptiblement les humbles événements quotidiens de ces vies de famille. A des années de distance je croyais entendre l’écho des rires d’enfants, des couverts de la table dressée sous le grand arbre, des murmures échangés les longues soirées d’été…

D’un coin de la cour émanaient des relents d’ordures oubliées par d'indésirables oiseaux de passage : squatters, vagabonds ou poètes douteux. C’était à la fois sordide et anecdotique, insignifiant et pittoresque.

Ce foyer avait eu une âme, jadis. A présent cette flamme était muette, éteinte. Morte.

Je quittai cette propriété pleine de désolation en prenant soin de refermer derrière moi la barrière en fer forgé que je venais de faire gémir pour l'ultime fois peut-être.

Et sans me retourner, je me hâtai.

82 - Terrae incognitae

Dernièrement j'ai emprunté les petites routes champêtres plutôt que les itinéraires principaux pour aller à Paris. J'ai choisi les tracés blancs sur la carte au 1/50 000 au lieu des rouges, où chaque ferme isolée est répertoriée. Je suis allé à la rencontre de la province profonde, paisible, inconnue des citadins, un peu mystérieuse.

De charmantes chapelles perdues dans la campagne ponctuaient mon chemin. Je suis entré dans l'une d'entre elles pour me rafraîchir et me recueillir. La canicule est moins désagréable dans l'herbe et la fraîcheur des sous-bois que dans le béton de la banlieue parisienne. Je me suis mis à détester encore plus la capitale et sa sombre périphérie lors de cette excursion bucolique.

Nul besoin de s'exiler à l'autre bout du monde pour trouver le dépaysement : il est à nos portes. Il suffit de s'écarter des grands axes routiers, de pénétrer dans le coeur du pays via ses voies vicinales. L'estivant moyen ne sait pas : il part dans le sud chercher du soleil stéréotypé et des loisirs falsifiés alors qu'à deux pas de chez lui sont cachées les vraies richesses de l'hexagone. Il suffit juste de savoir regarder.

Au fil de ces étapes j'ai croisé maintes églises admirables, entourées de champs et de pâturages. Humbles, historiques, pittoresques, elles m'ont laissé un goût de bonheur simple et authentique. Moi-même issu de terres reculées, j'ignorais qu'il pût exister de semblables endroits épargnés par la civilisation urbaine. Ces modestes villages forment une véritable mosaïque d'Arcadies. Précisément, ces choses qu'on ne remarque pas, en consultant la mappemonde, sont les plus précieuses.

Autrefois on appelait les coins encore inexplorés de la planète "terrae incognitae".

On pourrait dire que ces espaces verts que j'ai traversés sont les zones blanches du tourisme de masse. Ces parties vides sur le plan dépliant sont en réalité de véritables trésors. Préservés de la bêtise des vacanciers. Le touriste de base ne voit aucun intérêt à explorer ces profondeurs rurales : trop proches de chez lui, pas assez exotiques à son goût. Dieu merci, cette belle France est boudée par ces idiots en shorts !

J'ai l'intention de retourner m'égarer dans ces royaumes de verdure aux mille clochers, dans ces lieux bénis où tout est "terra incognita".

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81 - Une ferme en mars

Il pleut sur la ferme sarthoise. Les toits soupirent, les gouttières chantent leur ennui, dans la fange ruisselle une onde triste : le mois de mars prend parfois des allures sinistres dans les campagnes. La jeune fille regarde tomber les flots maussades à travers les carreaux. Elle se sait laide, sans avenir, vouée à la solitude.

De la buée formée par les exhalaisons d'un pot-au-feu qui mijote voile les vitres de la lucarne donnant sur la misère : une basse-cour morne couverte de flaques. D'un geste las la jeune fille passe la main sur le carré de verre embué. Pour mieux voir l'enfer sous l'averse, peut-être.

Assis près de la cuisinière, ses vieux parents attendent en silence. Ils regardent dans le vide, la tête pleine des minutes qui passent. Le ragoût semble être l'unique cause apte à combler ces âmes pareilles à des souches. Le tic-tac de l'horloge séculaire tue à petit feu le temps qui s'étire, s'étire... La jeune fille regarde toujours la cour sous l'eau. Figée devant la fenêtre, elle n'entend plus le sempiternel tic-tac du cercueil derrière elle. Et ce pot-au-feu haï, exécré, abhorré qui suinte la torpeur, la province, les habitudes... Cette satanée mamitée dominicale, trésor des hospices qui réjouit la vieillesse et afflige les anges...

Prend-elle pleinement conscience à cet instant précis du malheur de sa vie ? Après un long soupir, comme possédée par une folie libératrice, elle hurle de toutes ses forces face à la vue honnie !

Puis sort devant les vieillards hébétés, file devant les étables, quitte la propriété, court encore à travers champs, longtemps, fouaillée par les éléments, déchirée par les ronces, enfin s'arrête, essoufflée, la tête levée vers l'infini, le visage luisant de pluie et de pleurs mêlés, et dans des sanglots profonds, déchirants, s'adressant aux nuages :

- Emportez-moi, amis d'en haut ! Emmenez-moi dans vos sommets tourmentés et magnifiques ! Laissez-moi vous chevaucher, prenons ensemble la direction de l'éternité, chers voyageurs célestes ! Faites-moi oublier mes sabots, vous qui avez des ailes. Faites légère ma vie. Ne voyez-vous pas que je traîne de la boue à mes semelles ? Peuplez mes nuits de rêves splendides, car en plein jour je ne songe plus au bonheur... Accordez-moi une seconde chance vers les astres, puisque je m'enlise en cette terre où tout meurt autour de moi. Je suis laide, je suis seule, je suis damnée, aimez-moi au moins un peu, vous les nuages ! Aimez-moi, vous qui, subimes, passez si loin au-dessus de la ferme où pour ma peine j'ai vu le jour ! Aimez-moi une fois, au lieu de me punir encore de vos larmes moqueuses !

La fièvre retombée, l'hystérie passée, son chagrin déversé dans le ciel sourd, ses espoirs semés au vent inutile, sa prière envolée vers les nuées impassibles, l'éplorée tristement s'en retourne vers son foyer de grisaille, trempée, grelottante, résignée, le pas plus pesant que jamais.

Là-bas deux vieillards l'attendent. Certes secoués mais ne se départant pas de leur solide sens des réalités : au retour de leur fille, ils la réconforteront avec les moyens à leur portée.

Avec un peu de chance, le pot-au-feu sera encore chaud.

80 - Le père Mesnier

Dans certains coins de la province profonde, on trouve depuis toujours des tribus d'âmes arriérées. Le père Mesnier est un cas. Ce personnage singulier se distingue de ses concitoyens agrestes par ses frasques mondaines, ses moeurs parisiennes, ses délicatesses d'un autre monde. Mais aussi par ses outrances de philistin. Bien qu'il n'aie jamais quitté son canton, on le prendrait pour un citadin. Ou pour un bourgeois en sabots. Ou pour un ours. Ou pour un papillon... Le père Mesnier est inclassable. Un drôle de zèbre en vérité.

Définitivement phallocrate, congénitalement efféminé, fantasque et sage, raisonnable et pervers, le père Mesnier sait rallier quiconque à sa cause, laquelle se résume en deux mots : l'ail et la Lune. Amoureux fou de l'astre noctambule et passionnément versé dans la culture des liliacées, il ne mange jamais ces gousses qu'il trouve infâmes, ne veille jamais sous les rayons de la planète blonde. Le père Mesnier présente une personnalité pour le moins paradoxale...

Les femmes sont un éternel sujet d'indifférence pour notre héros qui ne jure que par la Poésie ! Inculte, paresseux, gourmand, il n'a jamais ouvert aucun livre de sa vie. Ce qui ne l'empêche pas de postuler régulièrement pour une place à l'Académie Française dès que trépasse un immortel. Ni de jouer de la lyre dans les rues de son village tôt le matin.

Le père Mesnier va à la messe le mardi, mange des crêpes banales le dimanche, imite assez bien le cri de la pie tous les jours de la semaine. Chez lui, il y a des tableaux de maîtres, des vaches, pas de cochons, des poules et des faïences choisies. Il aime chrétiennement son épouse, chèrement les arbres, piteusement l'avoine, mais n'apprécie pas du tout le vin chaud.

Il collectionne le vent, l'eau de pluie, les fleurs fanées et aussi les lettres de grands écrivains avec qui il correspond assidûment depuis plus de trente ans.

Si vous le rencontrez un jour au détour de son clocher quelque part au fin fond de la France, n'hésitez pas à lui adresser la parole et même à lui parler fort, vu qu'il est un peu dur d'oreille, mais évitez surtout de converser avec ses voisins.

Ce sont de véritables anonymes, et de la pire espèce encore : rien que de pauvres haricots verts.

79 - Mirage anachronique

Je le vois à 130 années de distance, arpentant les chemins ensoleillés des environs d'Arles. Avec son chapeau blanchi par la poussière, sa besace typique, son air parisien, je le reconnais. C'est Alphonse Daudet. L'image est nette. Je le vois, l'entends, le sens. Mon esprit l'escorte. Je suis à ses côtés, en plein XIXè siècle. Il chemine vers Fontvieille. J'entends ses pas, le balancement de sa musette, et j'ai chaud sous le soleil de Provence.

Dans le ciel, pas un nuage. Juste quelques oiseaux furtifs dans la lumière estivale. Devant moi, un paysage radieux. La sérénité, à perte de vue. Je me fonds avec aisance dans ce royaume révolu, comme s'il avait été le mien : je refoule les traînées blanches de nos avions, le tapage de nos moteurs, tout le vacarme de l'ère technologique. Je fais corps avec la lenteur d'une autre société, avec le pittoresque, le désuet d'une humanité périmée. Des parfums oubliés se réveillent à travers moi... Et des sentiers réapparaissent, enfouis dans un autre âge. Daudet est là, qui marche paisiblement. J'assiste à la scène, enchanté. Moi fantôme, lui vivant

Il s'assied au bord d'un fossé à l'ombre d'un arbre, tire de son sac un fromage, du pain bis, quelques pommes, une bouteille de vin coupé d'eau qu'il se verse dans une cruchette... Festin d'un autre temps.

Yeux clos et coeur quiet, je l'observe à 130 ans de là, témoin spectral, fugace mais privilégié d'instants de sa vie. Étrange intrusion dans le passé sur les pas de l'écrivain, quelque part dans le sud... A son insu, surpris dans ses gestes familiers au gré d'une apparition, d'un songe éveillé ! Le mirage est cependant précis, réaliste : immergé par la pensée dans ce monde qui n'a plus cours, je m'éveille à ses charmes.

Je me sens échappé de mon XXIè siècle : je suis en compagnie de l'illustre lettré. Dans l'intimité de son époque. Là où la ville avec ses bruits de sabots, d'enclumes et de cloches respire la campagne, où partout l'âtre réunit les âmes, où l'humble chandelle éclaire les étables, allume les chambres, où la Lune sert de lanterne... Hanté par ma vision, je finis par faire totalement partie de l'univers qui m'habite.

Sustenté, reposé, l'homme de plume se lève. Il hésite un peu avant de reprendre sa route, car la flamme solaire commence à être accablante. Puis je le vois s'éloigner lentement dans le feu de l'été provençal. Il se dirige vers un horizon indéfini, un décor noyé dans un jour éclatant.

Soudain, la fantasmagorie s'estompe.

Alors la silhouette du poète devient de plus en plus diffuse, irréelle. Je peux cependant l'apercevoir quelques instants encore, avant que tout ne s'évanouisse parfaitement. Juste avant de sortir de mon rêve, au loin dans les terres tremblantes, en direction des pas de Daudet je parviens à distinguer, frêles et déjà flous sous les effets de la féérie mourante, les contours majestueux et éoliens de ce qui constitue les ailes d'un auguste, légendaire, ancestral moulin.

78 - Les fagots

La centenaire ployait sous le poids des fagots. Mais elle était robuste, dure à la tâche, âpre au gain. Sous la Lune je distinguais sa silhouette brisée, d'apparence si frêle. Avec son bois sec sur le dos, ses doigts crochus, son corps osseux, elle me faisait songer à un arbre mort.

Une chouette séculaire en réalité.

Je lui adressai le bonsoir en la croisant à l'orée de la forêt. Promptement elle m'envoya au Diable en me menaçant avec son bâton, l'oeil méchant, un silex dans la voix : l'ancêtre avait un caractère de chat sauvage. Depuis le temps que je la connaissais, j'avais toujours été séduit par cette sorcière qui vivait à l'écart du village. Solitaire et rebelle, intrépide et coriace, cette vagabonde de la nuit était un mystère.

Je la regardais souvent ramasser du bois, humble trésor de son foyer, et m'attardais ainsi jusque tard dans la nuit sur ce fantôme anguleux, sur cette ombre aux allures de fable. Tantôt je la comparais à un épouvantail en route vers les paysages morts et silencieux de la Lune, tantôt je me la figurais hôte des clochers, chevaucheuse des vents ou spectre des cimetières. Je voyais en cette glaneuse de bois un être fabuleux.

Elle rentrait tard dans sa chaumière sans confort, rapportant ses pauvres fagots. Peu après sa fenêtre s'éclairait au coeur de la nuit.

Avec sa maigre fortune sur le dos, son feu de misère, ses haillons d'un autre âge, la vieille me faisait rêver sous les étoiles.

77 - Alfredo Gaspard Charlus de la Campos

Je m'appelle Alfredo Gaspard Charlus de la Campos. Je suis né loin de cette vallée. Je viens d'un pays de pierres et de sables. Mon chapeau de vieux renard s'est terni sous la poussière des déserts. A force d'aller aux vents, mon front s'est creusé comme un canyon, tandis que ma longue barbe a blanchi. Je suis un sacré hibou, un trappeur rusé, un ours solitaire. Mes poches sentent le foin, j'ai des paillettes d'or sous les ongles, et mon fusil ne manque jamais de poudre.

J'ai des amis, mais loin d'ici. Le plus éloigné possible. Mon canasson est aussi ancien que moi. Mais bien moins fou : il est mort depuis des lustres. Si bien que je n'ai besoin que de mes deux pieds pour me déplacer. Je m'appelle Alfredo Gaspard Charlus de la Campos, et je parle aux coyotes mieux que je ne cause aux hommes. Le soleil a tapé un peu trop fort sous mon protège-caboche râpé, ça se sent peut-être.

Je ne vois pas passer beaucoup d'étrangers par ici. Mais la forêt est assez grande vous savez, je n'ai pas besoin d'en voir tellement que ça des pèlerins. Et ici, c'est chez moi.

Quoi qu'on dise.

Je suis un foutu chacal à qui on ne la fait pas, et ce ne sont pas des jeunots qui me feront changer ma façon de visser mon couvre-chef sur le crâne... Et puis ce fichtre pays n'est pas fait pour des blancs-becs. Je suis un coureur des chemins, un cerf endurci des bois, un vrai loup des prairies. Je suis libre, je suis encore robuste, je ne crains pas le froid des hivers, je m'appelle Alfredo Gaspard Charlus de la Campos et je vous parie que dans vingt ans on entendra encore mes cris de vieille chouette dans le coin !

76 - Un fol esprit

La nuit était profonde, la forêt ténébreuse. En passant sous les frondaisons je fus assailli par mes chimères. Dans le noir apparurent des spectres éclatants. Songes inquiétants ou vent nocturne ? Ces follets sortis de mon imagination m'effrayèrent !

A deux pas de moi, une tombe bras grands ouverts. Là, une gueule béante, crocs acérés. Dans mon dos, un regard diabolique. Sur ma nuque, des pattes velues.

Je luttais contre des feuilles mortes, me défendais contre des branchages, fuyais des ennemis imaginaires. Parvenu au coeur de la sylve, je devins fou. Je me réfugiai au pied d'une souche que je pris pour le crâne d'un géant.

J'attendis l'aube dans l'angoisse. Au matin, des bûcherons me trouvèrent.

Lèvres tordues, visage tourmenté, je leur adressai un râle long et sépulcral qui les pétrifia d'horreur.

75 - La dame blanche

Je l'ai vue cette fameuse passagère nocturne...

Comme beaucoup de gens, j'ai rencontré la Dame Blanche. C'était par une soirée tardive d'été, alors que je me promenais en solitaire dans la forêt de Mézières-sous-Lavardin dans la Sarthe. Elle me faisait face, le regard figé, immensément triste au milieu du chemin.

A y regarder de plus près le spectre était d'ailleurs blafard, gris, sombre plutôt que blanc... Je lui adressai la parole, effrayé par mes propres mots résonnant au coeur de la sylve, à minuit passé, seul face à cette apparition lugubre...

— "Vous êtes la Dame Blanche, n'est-ce pas ?"

Silence.

Je répétai ma question.

— "Vous êtes la Dame Blanche, oui ou non ?"

Toujours pas de réponse. Et cet étrange, oppressant silence qui remplissait la nuit... Je n'insistai pas. Il émanait de l'intruse un malaise infini qui rendait l'ambiance très inquiétante... Je lui fis un signe amical de la main tout en me forçant à faire bonne figure.

Sortant lentement de sa torpeur, elle répondit à mon geste. Alors m'apparurent des dents terrifiantes ! Un sourire de décédée à faire claquer les os. Une grimace venue du plus profond de l'inconnu, une image vertigineuse, un air maléfique et très doux à la fois qui voulait dire "Je suis la Tristesse, je suis la Douleur, je suis le Malheur, je suis le Désespoir".

Je me rendis compte qu'il n'y avait pas de prunelles dans son regard. En fait elle n'avait pas de regard. Les orbites vides, elle n'avait que deux trous noirs en guise d'yeux, et peu à peu c'est un crâne que je vis à la place de ce que je croyais être un visage aux traits indéfinis. Un crâne qui me souriait dans les ténèbres. L'esprit s'approcha de moi. La tête pleine de détresse se décida enfin à me parler. Je m'attendis à entendre un son sépulcral, horrible. Dans un sanglot très humain, familier et féminin ressemblant beaucoup à un gémissement d'adolescent, la défunte me supplia de l'aider à rejoindre le monde supérieur. Accablée de tourments, elle errait sans but dans les lieux obscurs où l'avait jetée le sort. Incapable de rejoindre par elle-même les hauteurs désirées, elle demandait du secours aux vivants.

— Que puis-je faire pour vous, lui demandai-je ?

De son invariable voix d'enfant :

— Le mal que j'ai commis sur terre, répare-le car je suis prisonnière de mes actes, mes pensées négatives me submergent. Moi je ne peux plus, je suis morte et condamnée à errer jusqu'à ce qu'un être secourable me sorte de là. Va, sois courageux, écoute-bien ce que je vais te demander de faire...

Je lui coupai aussitôt la parole :

— Je ne suis pas une nature charitable. Débrouillez-vous et foutez-moi la paix ! Chacun ses problèmes, assumez les vôtres, moi je ne vous dois rien. Je n'ai pas envie de jouer à la bonniche, pas même pour un fantôme. Personne ne pourra jamais rien faire à votre place là où vous êtes. Ne comptez que sur vous-même pour trouver la porte de sortie, je ne peux rien pour vous, dégagez ! Je ne suis pas un philantrope, vous dis-je...

J'espérais ainsi me débarrasser de l'importune tout en la faisant réagir sur son sort. Quelques termes expéditifs, durs mais salutaires : l'unique service que je pusse lui rendre.

Encore plus attristée, la revenante se retira en silence avant de disparaître dans l'obscurité.

Inexplicablement, pendant trois jours j'entendis ses soupirs désespérés autour de moi, comme si j'étais témoin d'une lutte intérieure de la Dame Blanche avec elle-même, une lutte âpre, ultime, dantesque. Trois journées d'intenses échos en moi. Puis plus rien.

J'appris peu de temps après sous forme de songe étonnamment réaliste qu'une âme généreuse avait acquiescé à la demande de la pleureuse, la propulsant définitivement vers la Lumière.

Cette âme, c'était moi.

74 - Les économes

Les deux époux s'échangent des banalités autour d'une soupe tout juste fumante. Une buée dense sort de leur bouche, trahissant la température glaciale de la demeure. Installés sur d'énormes amas de branches et de troncs coupés et définitivement entreposés pour sécher à perpétuité, pour ne pas dire "pourrir" sur place, ils devisent dans la maisonnée frigorifiée, satisfaits de n'avoir pas succombé à la tentation du feu. Trop heureux de préserver leur immense stock d'énergie, ils mangent leur potage, seule source de chaleur dans leur igloo. Un quart d'heure par jour, ils peuvent se réchauffer les doigts autour de leur bol vespéral, l'unique plaisir coûteux, le seul réconfort d'avares qu'ils se sont accordé. Le matin et le midi, c'est repas froids.

A force d'avoir économisé sur la flamme des lustres durant en passant les mois de gel à tousser et à frissonner dans leur grotte de radins, ils ont accumulé une imposante réserve de rondins. Que jamais ils ne se décident à entamer. D'hiver en hiver, ils repoussent l'échéance. Dès la fin d'automne, aux premières gelées, c'est la grande question qui revient sous le toit couvert de givre : "Va-t-on chauffer ou non ?"

Et à l'approche de la date annuelle fatidique, pris d'angoisse à l'idée de brûler leurs fagots, il se rendent à l'évidence : invariablement ils se disent que jusque là ils s'en portent très bien, d'avoir passé la rigoureuse saison sans "gaspiller" leur précieux billots... Ils ajoutent que ce n'est pas parce que le bois de chauffage est gratuit (ils le ramassent en quantités quasi illimitée dans la forêt qui les entoure) qu'il faut l'enflammer pour un oui, pour un non... Avec eux tous les prétextes sont bons pour ne pas mettre des bûches dans la cuisinière. Et ça fait plus de trois décennies que ça dure ! Presque quarante décembres sans se chauffer.

En faisant durer au maximum la tiédeur du bouillon autour de leurs mains, ils dissertent à l'infini sur l'opportunité de conserver leur combustible. Il se disent que se serait tellement dommage, après trente-quatre ans d'efforts, de rompre un cercle aussi vertueux... La seule idée de mourir sur un trésor d'arbres secs, qu'en aucun cas ils n'allumeront, les rend un peu plus résolus.

A chaque fois plus intransigeants que les neiges précédentes, ils préfèrent se serrer la ceinture, grelotter un trimestre durant plutôt que commettre le sacrilège de réduire en cendres ne serait-que quelques brindilles !

Pour leur brouet, de méchants, menus copeaux leur suffisent. Et encore, ils trouvent que c'est trop.

Courage ! se disent-ils, dans une vingtaine d'années on aura accumulé une sacrée ressource, et à l'oeil encore !

Rien que l'idée d'entasser stérilement un demi siècle de carbone les galvanise. "C'est beau"
, se répètent-ils sans cesse pour unique justificatif de leur obsession d'épargne.

Et ils attendent que le temps s'écoule jusqu'aux derniers termes de février, assis à ne rien faire au bord de leur foyer éteint, les corps penchés comme deux statues de glace vers la cheminée morte.

73 - Voyage dans l'étrange

C'était le soir, la forêt était dense, ténébreuse. A peine eus-je pénétré dans la sylve que des clameurs mystérieuses se firent entendre autour de moi. Impossible d'identifier la nature de ces voix venues des profondeurs -ou des hauteurs- d'une autre réalité...

Je m'enfonçai dans l'obscurité, plus intrigué qu'effrayé tandis que se turent progressivement les sons étranges.

Là, je croisai un homme à tête de statue. Non, ça n'était pas une face de marbre mais un front de bronze. Et puis non, il avait un air de vivant. Avec un profil pareil à celui des chimères. Mais d'où lui venaient ces allures de loup ? Non, il avait des traits ordinaires finalement. En fait je ne savais plus. Étaient-ce ses mains qui attirèrent mon attention ? Des poils les recouvraient. Il tenait une pierre qu'il semblait vouloir m'offrir. Mais non, ses griffes étaient normales... Avait-il vraiment une attitude de bête ? Je refusai de prendre son caillou. Il s'enfuit à toutes pattes.

Une présence me tapa sur l'épaule. Je me retournai. D'un souffle sonore, un spectre s'adressa à moi. Pour ne rien me dire de véritablement compréhensible : l
'ombre me parlait à travers un voile. Je pensai avoir affaire à un reflet nocturne, à un sombre éclat, à un rayon prisonnier de la Lune.

Je chassai l'importun d'un regard de feu. 

Entre temps la créature à la mine incertaine partie un instant plus tôt à la vitesse du galop revint aussi vite vers moi en me faisant des yeux doux. Et cette fois j'acceptai son offrande sans discuter. 

L'inutile fardeau tomba à mes pieds. La silhouette hirsute s'évanouit devant moi.

Les échos inexpliqués reprirent leur concert. Une pluie de cordes s'abattit alors sur les frondaisons. Très vite, les flots atteignirent des dimensions célestes. Un océan d'onde me submergea. Afin d'échapper à cette vague de rêve glacial, je grimpai aussitôt à un arbre, espérant atteindre sa cime. En accédant à ce gouffre vertical, je connus le vertige. Je ne compris rien à la situation. Enfin, j'eus peur. 

Je sortis du vaste bois par une issue secrète.

Cette curieuse histoire n'est pas un songe. J'ai vraiment vécu cette aventure hors du monde ordinaire, ce voyage sylvestre loin de tout, lors de cette nuit peuplée de flammes et de brumes.

72 - Les hauteurs du temps

J'ai la peau dure, le corps massif, le pied solide.

Et la tête dans les nuages.

Ca fait des siècles et des siècles que j'ouvre les bras au ciel.

Imperturbable.

Viscéralement attaché à mon sol, pesant comme un granit, rayonnant tel un spectre, je suis immense, indestructible, éternel. 

Silencieux et plein de majesté, je pense dans les airs, rêve dans le vent, m'assoupis sous le vaste azur...

Et me déploie dans toute mon envergure au cri du hibou.

Le jour je suis une ombre, la nuit je suis une âme. Mais toujours, une essence.

Et là où je me trouve, un point crucial. Un sommet, une légende. Toute une histoire...

Les saisons sur moi ont l'effet des papillons éphémères. Je prends tout avec la distance, la sérénité des grands esprits.

Et la dérision des vieux sages.

Le temps est mon royaume. Il passe, coule, s'enfuit, revient, repart. Mais me laisse de marbre.

La perpétuité dans la paix, c'est mon destin.

Je vis heureux, entouré d'autres géants de mon espèce, loin de tout, au coeur des âges oubliés, dans un espace qui est aussi un mystère.

Peut-être m'avez-vous déjà croisé dans la forêt de Bercé...

Vous les mortels, moi le chêne millénaire.

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71 - Voyage dans la misère heureuse

Novembre 1880, juste avant la tombée du jour.

Le petit cirque s'installe dans un pauvre village du nord de la France. Avec la pluie, le convoi s'est embourbé aux abords de la commune. Et, arrivés sur la place, hommes et bêtes -fatigués- doivent encore patauger dans une terre trempée. Sur la carriole une affiche crasseuse annonce les "numéros incroyables" et autres "tours de magicien".

Prodiges misérables qui éblouiront les ignares de ces lieux...

La venue des forains a déjà attiré laboureurs, marmots et commères. La pluie est glaciale, l'ambiance solennelle : tous observent ces "troubadours" aux faces sinistres censés divertir les paysans, crottés eux aussi... Le glas n'en finit pas de se lamenter : une âme dans la paroisse s'est éteinte vers la fin de l'après-midi. Mais la tente des saltimbanques est l'évènement exceptionnel du bourg, plus rare que la mort. Même le curé s'en émeut. Pensez : un chapiteau dans le patelin !

Après le souper les habitants, fébriles, s'agglutinent autour de la charrette des baladins. La pluie s'est mêlée de neige fondue. Les plus pauvres n'ont pas eu droit aux places sous la bâche rapiécée. Qu'importe.

Que la féérie commence !

Contre quelques sous on y voit une chèvre savante et famélique trembler de terreur sous la baguette d'un clown ombrageux à faire peur. Devant trente paires d'yeux écarquillés on sort un singe récalcitrant de sa cage pouilleuse pour une exhibition des plus exotiques. Le clou du spectacle. Quelques coups de bâton lui font réintégrer sa prison puante sans trop d'histoire. Un trompettiste lugubre joue un air connu des campagnes. La démonstration sonore fait pleurer deux ou trois enfants impressionnables. Un jongleur vêtu de haillons raconte des vieilles blagues. Personne ne rit vraiment mais tout le monde est fasciné par les trois balles passant d'une main à l'autre dans un "tourbillon céleste effarant" ! Une fillette chante l'hymne patriotique, le regard triste, le ton blasé. Lorsque, la lèvre marquée par l'habitude de la chique, la mine crapuleuse, l'équilibriste se lance sur la corde tendue pour y gesticuler avec fausse maladresse, il répand sur l'assistance une odeur aigre de vinasse. La soirée s'achève sur un tour de passe-passe anodin exécuté par un magicien à l'air patibulaire. Tour raté d'ailleurs.

Le troupeau d'illettrés s'en retourne à ses masures, les sabots boueux, les têtes pleines de sons inconnus et de lumières inédites.

Le lendemain, sous de grosses flaques éclaboussant les bas de pantalons, la troupe d'artistes repart émerveiller d'autres villageois, là-bas au loin à trois kilomètres d'ici.

70 - Alphonse Trapu

Alphonse Trapu est un provincial fini, farouchement enraciné dans ses sillons. Un drôle de corbeau niché au fin fond du cul de la France...

C'est un péquenaud, un vrai, un dur, un qui pue le fromage et le gros sec jusqu'au fond du gosier. Un des "comme on n'en fait plus", un tout crotté du chapeau jusqu'aux semelles. Un de ceux "à qui on ne la fait pas". Un rural irréductible. Un incorrigible, incorruptible., irrécupérable plouc. 

Définitivement, désespérément, dramatiquement allergique à la capitale.

Bref, un bouseux dans la tête, dans le coeur et dans l'âme, fier de son sort, ne souhaitant pas d'horizon différent que son clocher ni de piédestal plus haut que son tas de fumier.

A ses yeux tout citadin est un ennemi : un tire-au-flanc, une mauviette. Voire une tapette.

Toutes les femelles qui ne portent pas sabot au pied sont pour lui nécessairement des "grosses morues de la ville", des "vraies putains de Paris", ou bien des "sales fumures de dépensières"...

Comme on le voit, Alphonse Trapu a des préjugés d'un âge révolu, des sentiments d'un autre monde et ne fait pas dans la dentelle pour les exprimer ! D'ailleurs il ne se gêne pas pour cracher ce qu'il a dans les tripes à chaque fois que l'occasion se présente, c'est-à-dire quasiment jamais étant donné qu'il vit reclus dans son trou comme un vieux sanglier.

Chez lui pas d'électricité, pas d'eau courante, pas de savon.

Il s'éclaire à la chandelle, se chauffe à la cheminée, se "frotte la couenne" avec la cendre. Tout à l'ancienne.

D'une pingrerie prodigieuse, il économise sous après sou, jour après jour, âprement, patiemment, éperdument. Depuis toujours il se prive de tout. Pour rien, ou presque : juste pour le plaisir stérile d'économiser.

Dur avec lui-même, impitoyable avec les autres, il se lève tôt et se couche tard été comme hiver, refuse de s'accorder le moindre baume, la plus petite douceur, et tout cela pour ne surtout pas ressembler à ces "sacrés fainéants de bourricots de pédés de parisiens" qu'il a en horreur...

Notre bonhomme est un phénomène. Un être fruste, arriéré, peu amène. Cependant j'apprécie sa compagnie dénuée de simagrée, son odeur saine de foin et de crottin de cheval, ses outrances empreintes d'un certain bon sens. J'admire sa tranchante insoumission bien plus que la délicatesse, la sophistication de bien de ses contemporains, dégénérés à l'extrême quant à eux. Je préfère côtoyer ce "rebelle des bois" qui me fait rire et me tire vers les hauteurs plutôt que ces dénaturés qui m'affligent de leurs bassesses.

Alphonse Trapu est le dernier des Mohican de notre société embourgeoisée, le hibou mal emplumé de nos esprits abrutis par le vacarme ambiant, de nos cervelles endormies ayant rompu le contrat millénaire qui les liaient à la terre nourricière paysanne.

Mais laissons le dernier mot au héros de cette histoire :

- "Foutus bons à rien de saligauds de tafioles de parigots !"

69 - Les cloches du bedeau

Emile le simplet du village avec son air benêt de sacristain-né et son imposante stature était tout destiné pour recevoir de son curé la charge officieuse d'homme à tout faire. Plus exactement de sonneur de l'église, domaine dans lequel il devait bientôt exceller.

Fier de ses 130 kilos, il avait le don comme nul autre de faire chanter le métal. Sa surcharge pondérale faisait merveille pour occuper cette fonction hautement spécialisée. Pouls du village, c'est du clocher que se répandaient les informations essentielles : funérailles, baptêmes, mariages, fêtes... Unique distraction du village, la sonnaille représentait la voix du Ciel.

Emile avait découvert que de son habileté à battre l'airain dépendait la force avec laquelle impressionner les ouailles. Tristes ou joyeuses, il savait avec subtilité annoncer les nouvelles, influencer les esprits dans un sens ou dans l'autre, accélérer ou apaiser leurs battements. Pas si sot qu'on le croyait, doué d'un pouvoir hors du commun, il avait très vite appris à nuancer les clameurs du clocheton afin de mieux faire vibrer les âmes.

Par exemple à l'heure du glas il était capable à sa guise alléger les coeurs en peine ou au contraire donner un air sinistre aux mariages, rendre poétiques, comiques ou bien infiniment solennels les dimanches matins, et tout ça rien qu'en modulant le son de ses instruments, à sa façon... Malicieusement il choisissait de remplir le lieu saint en y entraînant les jeunes pour la messe ou bien d'en limiter l'accès aux seuls vieillards. Il lui suffisait pour cela de manier d'une certaine façon ses "hochets hurlants" pour attirer les fidèles ou les décourager. Au grand émoi du prêtre qui, comme les autres, ne comprenait rien à ces mystères, incapable de faire le rapprochement entre ces événements et l'écho du beffroi. Ce qui amusait beaucoup Emile.

De sonnerie en sonnerie il s'initiait à cet art jusque là inconnu, dont lui seul d'ailleurs détenait le secret. Ainsi Emile agissait sur l'inconscient des habitants, manipulant à son gré son petit monde, parvenant même à toucher les personnalités les plus averties, les êtres les plus insensibles, les notables les plus instruits, changeant leur état intérieur, dirigeant leurs humeurs, provoquant chez eux joie ou mélancolie, sérénité ou excitation. Alors que tous, curés comme paysans, considéraient Emile comme un imbécile, lui les dominait parce qu'il maîtrisait leurs rouages intimes, à leur insu.

Emile, pour idiot qu'il passait aux yeux de tous, n'en était pas moins passé maître dans l'art de faire frémir le fond des êtres, par claironnements interposés. Il était en quelque sorte le vrai chef du village, lui qui très savamment pouvait régler la fine mécanique des sentiments.

Emile vécu longtemps à la tête de son orchestre de "diablotins à cordes".

A ses funérailles, tout le village se réunit autour de sa tombe. Le temps était calme, pas une brise. Au moment de mettre en terre l'humble cercueil du bedeau, les cloches se mirent à tinter légèrement sous un mystérieux coup de vent.

68 - A Farrebique

Le sabot dans le sillon, la main calleuse, voici l'homme des champs.

Il n'a pas de lyre mais sa charrue chante mieux que vos muses. Sa terre à lui est noire, profonde, âpre et belle. Il ne maudit pas la boue, a pitié du ver, respecte l'humble chose qui gît, n'ignorant pas même l'ombre du caillou, aime tout ce qui frémit.

Il n'a ni vos délicatesses, ni votre parler fin, ni vos neuves étoffes. Mais il est riche de vertus séculaires. Il tape de la galoche sous la chandelle pendant que vous valsez sous des éclats d'artifice : ses moeurs simples plaisent à vos ancêtres, pères agrestes oubliés.

Les battements de vos coeurs sont réglés sur l'air du temps, ses amours à lui sont fécondes. 

Vous êtes plus légers que lui mais il vole plus haut que vous : vous avez de la plume, de l'esprit, de l'aisance, il a de la paille.

Vous avez la culture, il a l'or.

Ce paysan que vous plaignez, né entre l'âtre et l'étable, nourri de pain et d'humilité, vêtu de lin et de crasse est un grand initié. Mystères des saisons, gloire du matin, secrets du soir, légendes lunaires pour vous sont choses vues.

Lui, le poing sur la herse, la tête au vent, un brin d'herbe entre les dents contemple le monde de la naissance à la mort.

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67 - Les ravages de la ferme

La grand-mère observe tristement par la lucarne crasseuse, la tête vide. Elle reste là, muette, placide, stupide. Dehors tombe une pluie maussade. Le grand-père impotent étendu dans son fauteuil miteux a les yeux rivés sur le plafond infiniment terne. Il attend.
 
La pièce est sombre, l'ambiance mortelle. La matrone est en train de nettoyer des contenants de zinc qui recueilleront le lait des vaches que sa fille Marie-Sophie ira traire, tantôt. Dans cette salle qui fait aussi cuisine on n'entend que le chuintement du chiffon qui astique les récipients. Le paternel est assis sur le banc. Il songe avec anxiété à ses cultures qui prennent l'eau : depuis trois jours il pleut sans discontinuer. Ca sent le pot-au-feu dans la pièce. L'abbé doit venir manger chez cette famille de paysans honnêtes, travailleurs, arriérés.
 
Il est sinistre le prêtre avec sa sempiternelle soutane, ses prières mornes, son air de déjà défunt. Ses conversations surtout sont déprimantes : toujours à parler des enfers, des hérétiques, des cultures du père ou des vertus de la continence. Jamais un rire n'est sorti de sa bouche qui semble ne savoir que maudire. Il sent la poussière, la superstition et le vieux missel.
 
Marie-Sophie regarde elle aussi à travers les carreaux, l'air songeur. C'est une jeune femme qui aurait pu être jolie si les années passées à la ferme n'avaient corrompu ses traits, si les longues soirées passées stérilement dans la pénombre à parler de tout et de rien et se terminant dans le silence à attendre que les heures passent n'avaient ôté de son visage d'adolescente la joie de vivre. Les visites répétées de l'ecclésiastique ont d'ailleurs fini par atténuer considérablement en elle la dernière étincelle de ce feu infus.
 
Avec son fichu sur la tête, son tablier autour de la taille, sa louche à la main, Marie-Sophie à l'air d'une petite vieille dans cette maison de mangeurs de ragoûts, véritable foyer de moribonds... Elle perçoit l'oraison funèbre de l'averse qui, ironiquement, se mêle aux bruits de nettoyage de seaux à lait. Abattue par les clapotis moroses, elle a le coeur gros. Dans cette propriété recluse sempiternellement en deuil, elle n'a pas vingt ans qu'elle est déjà morte. Depuis le berceau elle vit avec ses parents, de vrais tombeaux ambulants. Et avec ses grands-parents. Des éternels enterrés, quant à eux. Nulle allégresse sous ce toit invariablement gris.
 
Inculture, obscurantisme, bigoteries sont les seuls horizons promis à Marie-Sophie. Chez ces êtres ignares, insensibles, sclérosés, jamais l'idée que leur progéniture puisse un jour aller respirer ailleurs, faire autre chose que traire les vaches, manier la fourche ou s'échiner à ramasser des patates dans les champs n'a effleuré leur cervelle durcie. Ou ramollie.
 
Maintenant le vieillard ronfle dans son siège sale : à force de fixer les toiles d'araignées, il est allé les rejoindre au pays des songes. L'aïeule radote des "Quel temps de chien y fait, c'est-y pas malheuleux de voil ça !" en roulant des "R" à faire sombrer dans un abîme de grisaille une armée de lurons. Le chef du clan pense sans cesse à ses chères cultures, absent. La mère est absorbée dans sa tâche de quincaillière, en train de frotter ses ustensiles usés.
 
Soudain, on frappe à la porte.
 
L'étable humaine sort de sa torpeur. Une silhouette apparaît, austère. C'est l'invité, tout de tristesse vêtu, serrant entre les doigts son livre de messe. Il hume avec un air taciturne le pot-au-feu qui mijote sur la cuisinière. Marie-Sophie ne quitte pas de l'oeil la fenêtre. Elle ne vient pas comme à son habitude saluer l'hôte habillé de noir, lui désigner le banc respectueusement. Elle reste là à méditer devant la vitre embuée, le regard perdu.
 
Elle rêve d'amour.

66 - Un humble clocher

J'entrai dans l'église du village. L'assemblée des dévotes était au complet. Il y avait l'épouse du maire et son chignon grotesque de fausse bourgeoise, la vieille fille méchante de la grand'rue, les quatre catins obèses parées de leurs dentelles du dimanche fleurant le formol, la femme du marchand de vins, fournisseur officiel de Monsieur le curé, les demoiselles pubères toutes à peu près aussi sottes et laides les unes que les autres...

Il y avait encore quelques paysannes en fichu, aussi avaricieuses que superstitieuses, les doigts crispés autour de leur chapelets usés, à moins qu'ils ne fussent hermétiquement clos jusqu'au passage de l'assistant du curé, enserrant avec une ferveur toute économique quelque inestimable piécette destinée à la quête. Et au fond, dans l'ombre du pieux édifice, déjà à moitié ivre, le bedeau avec son air d'imbécile qui attendait benoîtement la fin de la messe pour faire résonner l'airain, sa plus chère mission sur cette terre, semblait-il...

Les fautes de goût se lisaient aisément sur ces visages plus ou moins rougeauds, à travers les toilettes démodées qui s'étalaient non sans outrance, jusque dans les airs sottement compassés de ces ouailles "poullaillères".

La célibataire acariâtre chantait comme une chèvre, couvrant de sa voix sonore et sirupeuse les autres choristes. Avec des trémolos exagérés dans la gorge, on eût dit qu'elle invoquait le dieu des caprins, comme si le salut de son âme dépendait de la ferveur de ses bêlements de femelle prétendument abstinente... Je savourais ce concert d'étable, amusé par ce chef-d'oeuvre de maladresses si chèrement encaustiquées mêlées de pur crétinisme provincial.

Les moeurs arriérées et ridicules de cette bourgade parfaitement sclérosée semblaient avoir été miraculeusement préservées de toute corruption citadine. Le tableau était pitoyable et pittoresque. Ce clocher perdu était un régal, mais aussi un véritable laboratoire pour les railleurs de mon espèce dont le sens critique commençait à s'amoindrir soit par manque d'exercice, soit par lassitude, les locaux de notre époque ressemblant tous de plus en plus aux hôtes précieux de la capitale...

Je ressortis de ce lieu pie juste avant la fin de l'office, infiniment rasséréné sur la préciosité de ma personne, le prix de mon extraction, la valeur de ma particule, ainsi que sur la sottise, l'insignifiance, l'ineptie de ceux que je raillais si méchamment.

Et sur l'innocuité séculaire des cloches qui commençaient à s'ébranler derrière moi.