mardi 10 septembre 2024

74 - Les économes

Les deux époux s'échangent des banalités autour d'une soupe tout juste fumante. Une buée dense sort de leur bouche, trahissant la température glaciale de la demeure. Installés sur d'énormes amas de branches et de troncs coupés et définitivement entreposés pour sécher à perpétuité, pour ne pas dire "pourrir" sur place, ils devisent dans la maisonnée frigorifiée, satisfaits de n'avoir pas succombé à la tentation du feu. Trop heureux de préserver leur immense stock d'énergie, ils mangent leur potage, seule source de chaleur dans leur igloo. Un quart d'heure par jour, ils peuvent se réchauffer les doigts autour de leur bol vespéral, l'unique plaisir coûteux, le seul réconfort d'avares qu'ils se sont accordé. Le matin et le midi, c'est repas froids.

A force d'avoir économisé sur la flamme des lustres durant en passant les mois de gel à tousser et à frissonner dans leur grotte de radins, ils ont accumulé une imposante réserve de rondins. Que jamais ils ne se décident à entamer. D'hiver en hiver, ils repoussent l'échéance. Dès la fin d'automne, aux premières gelées, c'est la grande question qui revient sous le toit couvert de givre : "Va-t-on chauffer ou non ?"

Et à l'approche de la date annuelle fatidique, pris d'angoisse à l'idée de brûler leurs fagots, il se rendent à l'évidence : invariablement ils se disent que jusque là ils s'en portent très bien, d'avoir passé la rigoureuse saison sans "gaspiller" leur précieux billots... Ils ajoutent que ce n'est pas parce que le bois de chauffage est gratuit (ils le ramassent en quantités quasi illimitée dans la forêt qui les entoure) qu'il faut l'enflammer pour un oui, pour un non... Avec eux tous les prétextes sont bons pour ne pas mettre des bûches dans la cuisinière. Et ça fait plus de trois décennies que ça dure ! Presque quarante décembres sans se chauffer.

En faisant durer au maximum la tiédeur du bouillon autour de leurs mains, ils dissertent à l'infini sur l'opportunité de conserver leur combustible. Il se disent que se serait tellement dommage, après trente-quatre ans d'efforts, de rompre un cercle aussi vertueux... La seule idée de mourir sur un trésor d'arbres secs, qu'en aucun cas ils n'allumeront, les rend un peu plus résolus.

A chaque fois plus intransigeants que les neiges précédentes, ils préfèrent se serrer la ceinture, grelotter un trimestre durant plutôt que commettre le sacrilège de réduire en cendres ne serait-que quelques brindilles !

Pour leur brouet, de méchants, menus copeaux leur suffisent. Et encore, ils trouvent que c'est trop.

Courage ! se disent-ils, dans une vingtaine d'années on aura accumulé une sacrée ressource, et à l'oeil encore !

Rien que l'idée d'entasser stérilement un demi siècle de carbone les galvanise. "C'est beau"
, se répètent-ils sans cesse pour unique justificatif de leur obsession d'épargne.

Et ils attendent que le temps s'écoule jusqu'aux derniers termes de février, assis à ne rien faire au bord de leur foyer éteint, les corps penchés comme deux statues de glace vers la cheminée morte.

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