mardi 10 septembre 2024

67 - Les ravages de la ferme

La grand-mère observe tristement par la lucarne crasseuse, la tête vide. Elle reste là, muette, placide, stupide. Dehors tombe une pluie maussade. Le grand-père impotent étendu dans son fauteuil miteux a les yeux rivés sur le plafond infiniment terne. Il attend.
 
La pièce est sombre, l'ambiance mortelle. La matrone est en train de nettoyer des contenants de zinc qui recueilleront le lait des vaches que sa fille Marie-Sophie ira traire, tantôt. Dans cette salle qui fait aussi cuisine on n'entend que le chuintement du chiffon qui astique les récipients. Le paternel est assis sur le banc. Il songe avec anxiété à ses cultures qui prennent l'eau : depuis trois jours il pleut sans discontinuer. Ca sent le pot-au-feu dans la pièce. L'abbé doit venir manger chez cette famille de paysans honnêtes, travailleurs, arriérés.
 
Il est sinistre le prêtre avec sa sempiternelle soutane, ses prières mornes, son air de déjà défunt. Ses conversations surtout sont déprimantes : toujours à parler des enfers, des hérétiques, des cultures du père ou des vertus de la continence. Jamais un rire n'est sorti de sa bouche qui semble ne savoir que maudire. Il sent la poussière, la superstition et le vieux missel.
 
Marie-Sophie regarde elle aussi à travers les carreaux, l'air songeur. C'est une jeune femme qui aurait pu être jolie si les années passées à la ferme n'avaient corrompu ses traits, si les longues soirées passées stérilement dans la pénombre à parler de tout et de rien et se terminant dans le silence à attendre que les heures passent n'avaient ôté de son visage d'adolescente la joie de vivre. Les visites répétées de l'ecclésiastique ont d'ailleurs fini par atténuer considérablement en elle la dernière étincelle de ce feu infus.
 
Avec son fichu sur la tête, son tablier autour de la taille, sa louche à la main, Marie-Sophie à l'air d'une petite vieille dans cette maison de mangeurs de ragoûts, véritable foyer de moribonds... Elle perçoit l'oraison funèbre de l'averse qui, ironiquement, se mêle aux bruits de nettoyage de seaux à lait. Abattue par les clapotis moroses, elle a le coeur gros. Dans cette propriété recluse sempiternellement en deuil, elle n'a pas vingt ans qu'elle est déjà morte. Depuis le berceau elle vit avec ses parents, de vrais tombeaux ambulants. Et avec ses grands-parents. Des éternels enterrés, quant à eux. Nulle allégresse sous ce toit invariablement gris.
 
Inculture, obscurantisme, bigoteries sont les seuls horizons promis à Marie-Sophie. Chez ces êtres ignares, insensibles, sclérosés, jamais l'idée que leur progéniture puisse un jour aller respirer ailleurs, faire autre chose que traire les vaches, manier la fourche ou s'échiner à ramasser des patates dans les champs n'a effleuré leur cervelle durcie. Ou ramollie.
 
Maintenant le vieillard ronfle dans son siège sale : à force de fixer les toiles d'araignées, il est allé les rejoindre au pays des songes. L'aïeule radote des "Quel temps de chien y fait, c'est-y pas malheuleux de voil ça !" en roulant des "R" à faire sombrer dans un abîme de grisaille une armée de lurons. Le chef du clan pense sans cesse à ses chères cultures, absent. La mère est absorbée dans sa tâche de quincaillière, en train de frotter ses ustensiles usés.
 
Soudain, on frappe à la porte.
 
L'étable humaine sort de sa torpeur. Une silhouette apparaît, austère. C'est l'invité, tout de tristesse vêtu, serrant entre les doigts son livre de messe. Il hume avec un air taciturne le pot-au-feu qui mijote sur la cuisinière. Marie-Sophie ne quitte pas de l'oeil la fenêtre. Elle ne vient pas comme à son habitude saluer l'hôte habillé de noir, lui désigner le banc respectueusement. Elle reste là à méditer devant la vitre embuée, le regard perdu.
 
Elle rêve d'amour.

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