mardi 10 septembre 2024

69 - Les cloches du bedeau

Emile le simplet du village avec son air benêt de sacristain-né et son imposante stature était tout destiné pour recevoir de son curé la charge officieuse d'homme à tout faire. Plus exactement de sonneur de l'église, domaine dans lequel il devait bientôt exceller.

Fier de ses 130 kilos, il avait le don comme nul autre de faire chanter le métal. Sa surcharge pondérale faisait merveille pour occuper cette fonction hautement spécialisée. Pouls du village, c'est du clocher que se répandaient les informations essentielles : funérailles, baptêmes, mariages, fêtes... Unique distraction du village, la sonnaille représentait la voix du Ciel.

Emile avait découvert que de son habileté à battre l'airain dépendait la force avec laquelle impressionner les ouailles. Tristes ou joyeuses, il savait avec subtilité annoncer les nouvelles, influencer les esprits dans un sens ou dans l'autre, accélérer ou apaiser leurs battements. Pas si sot qu'on le croyait, doué d'un pouvoir hors du commun, il avait très vite appris à nuancer les clameurs du clocheton afin de mieux faire vibrer les âmes.

Par exemple à l'heure du glas il était capable à sa guise alléger les coeurs en peine ou au contraire donner un air sinistre aux mariages, rendre poétiques, comiques ou bien infiniment solennels les dimanches matins, et tout ça rien qu'en modulant le son de ses instruments, à sa façon... Malicieusement il choisissait de remplir le lieu saint en y entraînant les jeunes pour la messe ou bien d'en limiter l'accès aux seuls vieillards. Il lui suffisait pour cela de manier d'une certaine façon ses "hochets hurlants" pour attirer les fidèles ou les décourager. Au grand émoi du prêtre qui, comme les autres, ne comprenait rien à ces mystères, incapable de faire le rapprochement entre ces événements et l'écho du beffroi. Ce qui amusait beaucoup Emile.

De sonnerie en sonnerie il s'initiait à cet art jusque là inconnu, dont lui seul d'ailleurs détenait le secret. Ainsi Emile agissait sur l'inconscient des habitants, manipulant à son gré son petit monde, parvenant même à toucher les personnalités les plus averties, les êtres les plus insensibles, les notables les plus instruits, changeant leur état intérieur, dirigeant leurs humeurs, provoquant chez eux joie ou mélancolie, sérénité ou excitation. Alors que tous, curés comme paysans, considéraient Emile comme un imbécile, lui les dominait parce qu'il maîtrisait leurs rouages intimes, à leur insu.

Emile, pour idiot qu'il passait aux yeux de tous, n'en était pas moins passé maître dans l'art de faire frémir le fond des êtres, par claironnements interposés. Il était en quelque sorte le vrai chef du village, lui qui très savamment pouvait régler la fine mécanique des sentiments.

Emile vécu longtemps à la tête de son orchestre de "diablotins à cordes".

A ses funérailles, tout le village se réunit autour de sa tombe. Le temps était calme, pas une brise. Au moment de mettre en terre l'humble cercueil du bedeau, les cloches se mirent à tinter légèrement sous un mystérieux coup de vent.

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