mardi 10 septembre 2024

85 - Une jeune fille à la ferme

A vingt ans, Nestorine connaissait mieux le langage des porcs que le Grevisse. Elle incarnait le parfait reflet de ses géniteurs, mais en plus jeune. Elle se mouchait dans ses doigts, se soulageait dans la réserve à purin, se rinçait le gosier dans la gouttière. C'était un monstre femelle de cent-vingt kilogrammes absolument inaccessible. Une sorte de mastodonte intouchable, un phénomène en jupon. Bref, un beau brin de fille selon les critères de beauté en vigueur dans la ferme.

Ses parents étaient très fiers de leur enfant : dès ses seize printemps elle portait déjà sans effort apparent des sacs de cent kilos, matait des boucs hargneux en quelques étreintes nerveuses et puissantes, retournait d'une seule traite de larges carrés de terre à la force du mollet, cognait les gaillards les plus vigoureux du pays, abattait des verrats d'un seul coup de maillet, s'enfournait à la suite des chapelets de saucisses-maison, éructait plus fort qu'une ogresse, avalait sans rechigner son verre d'absinthe frelatée.

Cependant Nestorine n'était pas du tout heureuse. Arrivée à la vingtaine, elle avait mûri. Secrètement elle aspirait à une existence plus virile, moins efféminée. Sans jamais oser l'avouer à ses procréateurs de crainte de les contrarier, elle désirait se confronter aux dangers de la vraie vie, loin du cocon rassurant de l'exploitation familiale. Elle avait l'ardent désir de connaître les éléments, les hommes et les bêtes de manière moins atténuée, plus authentique. Elle voulait un contact réel, vrai, direct avec le monde et ses habitants. Elle sentait bien que sous ce toit où elle était née elle vivait protégée comme une poupée dans un jardin beaucoup trop rose pour elle.

Elle avait besoin de recevoir de grands coups de poing de la destinée, de sentir les flammes vivifiantes de l'aventure, de savourer l'amertume incomparable de la bière de contrebande, besoin de voir un autre sang que celui de ses gorets qu'elle tuait avec un plaisir de plus en plus émoussé, besoin de fracasser d'autre crânes, de terrasser d'autres adversaires plus consistants que ses boucs habituels, besoin de cogner d'autres têtes que celles qu'elle connaissait déjà... Bref, elle voulait sortir de sa trop jolie cage dorée, prendre son envol de libellule.

Elle aurait voulu donner libre cours à toute son énergie, montrer à la contrée entière la mesure de sa vitalité plutôt que de demeurer ainsi dans son univers agricole. Elle s'y ennuyait comme un poupin devenu adulte à qui l'on n'aurait pas encore remplacé la dînette de l'âge tendre.

Malheureusement elle dut rester définitivement en ce lieu à égorger du bétail, engraisser des pourceaux, mener la charrue, déraciner des chênes, terrasser des cornus, arracher des souches, frapper de peureux colosses, chiquer l'humble tabac paternel, boire de la bibine de mauviette à quarante degrés, se faire saillir par des bons à rien de laboureurs, de dockers ou de boxeurs qui ne tiennent même pas debout après un litre de tord-boyaux...

Ce sort fadasse de midinette ne lui convenait vraiment pas et la rendit malheureuse toute sa carrière durant, elle qui ne rêvait que de mâles activités, de défis martiaux, d'ouvrages magistraux et de grosse gnôle.

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