Novembre 1880, juste avant la tombée du jour.
Le petit cirque s'installe dans un pauvre village du nord de la France. Avec la pluie, le convoi s'est embourbé aux abords de la commune. Et, arrivés sur la place, hommes et bêtes -fatigués- doivent encore patauger dans une terre trempée. Sur la carriole une affiche crasseuse annonce les "numéros incroyables" et autres "tours de magicien".
Prodiges misérables qui éblouiront les ignares de ces lieux...
La venue des forains a déjà attiré laboureurs, marmots et commères. La pluie est glaciale, l'ambiance solennelle : tous observent ces "troubadours" aux faces sinistres censés divertir les paysans, crottés eux aussi... Le glas n'en finit pas de se lamenter : une âme dans la paroisse s'est éteinte vers la fin de l'après-midi. Mais la tente des saltimbanques est l'évènement exceptionnel du bourg, plus rare que la mort. Même le curé s'en émeut. Pensez : un chapiteau dans le patelin !
Après le souper les habitants, fébriles, s'agglutinent autour de la charrette des baladins. La pluie s'est mêlée de neige fondue. Les plus pauvres n'ont pas eu droit aux places sous la bâche rapiécée. Qu'importe.
Que la féérie commence !
Contre quelques sous on y voit une chèvre savante et famélique trembler de terreur sous la baguette d'un clown ombrageux à faire peur. Devant trente paires d'yeux écarquillés on sort un singe récalcitrant de sa cage pouilleuse pour une exhibition des plus exotiques. Le clou du spectacle. Quelques coups de bâton lui font réintégrer sa prison puante sans trop d'histoire. Un trompettiste lugubre joue un air connu des campagnes. La démonstration sonore fait pleurer deux ou trois enfants impressionnables. Un jongleur vêtu de haillons raconte des vieilles blagues. Personne ne rit vraiment mais tout le monde est fasciné par les trois balles passant d'une main à l'autre dans un "tourbillon céleste effarant" ! Une fillette chante l'hymne patriotique, le regard triste, le ton blasé. Lorsque, la lèvre marquée par l'habitude de la chique, la mine crapuleuse, l'équilibriste se lance sur la corde tendue pour y gesticuler avec fausse maladresse, il répand sur l'assistance une odeur aigre de vinasse. La soirée s'achève sur un tour de passe-passe anodin exécuté par un magicien à l'air patibulaire. Tour raté d'ailleurs.
Le troupeau d'illettrés s'en retourne à ses masures, les sabots boueux, les têtes pleines de sons inconnus et de lumières inédites.
Le lendemain, sous de grosses flaques éclaboussant les bas de pantalons, la troupe d'artistes repart émerveiller d'autres villageois, là-bas au loin à trois kilomètres d'ici.
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