mardi 10 septembre 2024

79 - Mirage anachronique

Je le vois à 130 années de distance, arpentant les chemins ensoleillés des environs d'Arles. Avec son chapeau blanchi par la poussière, sa besace typique, son air parisien, je le reconnais. C'est Alphonse Daudet. L'image est nette. Je le vois, l'entends, le sens. Mon esprit l'escorte. Je suis à ses côtés, en plein XIXè siècle. Il chemine vers Fontvieille. J'entends ses pas, le balancement de sa musette, et j'ai chaud sous le soleil de Provence.

Dans le ciel, pas un nuage. Juste quelques oiseaux furtifs dans la lumière estivale. Devant moi, un paysage radieux. La sérénité, à perte de vue. Je me fonds avec aisance dans ce royaume révolu, comme s'il avait été le mien : je refoule les traînées blanches de nos avions, le tapage de nos moteurs, tout le vacarme de l'ère technologique. Je fais corps avec la lenteur d'une autre société, avec le pittoresque, le désuet d'une humanité périmée. Des parfums oubliés se réveillent à travers moi... Et des sentiers réapparaissent, enfouis dans un autre âge. Daudet est là, qui marche paisiblement. J'assiste à la scène, enchanté. Moi fantôme, lui vivant

Il s'assied au bord d'un fossé à l'ombre d'un arbre, tire de son sac un fromage, du pain bis, quelques pommes, une bouteille de vin coupé d'eau qu'il se verse dans une cruchette... Festin d'un autre temps.

Yeux clos et coeur quiet, je l'observe à 130 ans de là, témoin spectral, fugace mais privilégié d'instants de sa vie. Étrange intrusion dans le passé sur les pas de l'écrivain, quelque part dans le sud... A son insu, surpris dans ses gestes familiers au gré d'une apparition, d'un songe éveillé ! Le mirage est cependant précis, réaliste : immergé par la pensée dans ce monde qui n'a plus cours, je m'éveille à ses charmes.

Je me sens échappé de mon XXIè siècle : je suis en compagnie de l'illustre lettré. Dans l'intimité de son époque. Là où la ville avec ses bruits de sabots, d'enclumes et de cloches respire la campagne, où partout l'âtre réunit les âmes, où l'humble chandelle éclaire les étables, allume les chambres, où la Lune sert de lanterne... Hanté par ma vision, je finis par faire totalement partie de l'univers qui m'habite.

Sustenté, reposé, l'homme de plume se lève. Il hésite un peu avant de reprendre sa route, car la flamme solaire commence à être accablante. Puis je le vois s'éloigner lentement dans le feu de l'été provençal. Il se dirige vers un horizon indéfini, un décor noyé dans un jour éclatant.

Soudain, la fantasmagorie s'estompe.

Alors la silhouette du poète devient de plus en plus diffuse, irréelle. Je peux cependant l'apercevoir quelques instants encore, avant que tout ne s'évanouisse parfaitement. Juste avant de sortir de mon rêve, au loin dans les terres tremblantes, en direction des pas de Daudet je parviens à distinguer, frêles et déjà flous sous les effets de la féérie mourante, les contours majestueux et éoliens de ce qui constitue les ailes d'un auguste, légendaire, ancestral moulin.

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