mardi 10 septembre 2024

90 - L'incroyable Gertrude

Gertrude est une "fumelle à couilles".

Un quintal et demi, des biceps d'acier, une pogne d'enfer. Et avec ça elle crache plus loin que le Diable, émet des ronflements d'ogre, crie aussi fort que son âne, jure comme un bougre.

Fermière à l'ancienne, le sillon est son élément et elle défend ses droits à coups de poing. Gertrude, une "demoiselle de caractère" diront certains... Une femelle, une vraie. La terre est son enfant, celui qu'elle n'a jamais eu, le seul qu'elle aura autant chéri. Le facteur, une poule mouillée qui roule en "autojône". Et le bon Dieu, une espèce de mauviette qui se cache derrière les nuages. Bref, voici une femme de marbre au destin taillé à sa mesure. La terreur locale.

Qui pénètre sur le territoire de la Gertrude s'expose aux fureurs d'une hôtesse prompte à la riposte. Fureurs dans tous les sens du terme car Gertrude est aussi une élégante qui à sa manière "aime" les hommes. Redoutables sont ses transports utérins... Et malheur à celui qui tombe dans ses filets ! Mais laissons-là les amusements. Côté politique, recettes de cuisine et autres subtilités de la langue ou de la pensée, ses arguments sont en général assez convaincants : quand Gertrude se met à causer, elle commence d'abord par remonter ses manches. Même les gendarmes n'osent pas enfreindre la loi de fer qui règne dans la ferme du tyran en jupons. Les plaintes portées contre le mastodonte n'ont jamais eu de suite. Franchir la barrière séparant le monde civilisé de son exploitation agricole, c'est faire acte d'héroïsme. Ou d'inconscience : Gertrude manie avec autant d'aisance la fourche que le fusil. Quiconque lui rend visite le fait toujours à ses risques et périls.

Égorgeuse de porcs, rompant leur cou à mains nues, un couteau entre les dents, une flamme sauvage dans l'oeil, voilà la Gertrude. Arracheuse de souches, bûcheronne à la hache, buveuse de gnôle forte distillée par ses soins, telle est cette Eve née sous le passage de Dieu sait quel météore...

Un jour la Terre trembla : le malingre Jean Duval, comptable de moins de cinquante kilos et de plus de quarante-huit ans -une petite nature-, alla demander la main au monstre. Parfois la folie s'empare subitement de certains êtres... Tous s'attendirent à ne pas voir le prétendant sortir indemne de la propriété.

L'impensable eut lieu.

Les chaumières firent leurs veillées autour de cette histoire d'amour contre-nature entre le moucheron et la tarentule. Le maire trembla le jour de l'union officielle : l'épousée le toisait, le dépassant d'une tête et d'une imposante paire de muscles aux bras. Le curé encore sous le choc d'une expédition dans son fief vingt ans auparavant pour une belle mais illusoire tentative de "conversion à la douceur christique" de son hôte, expédia la cérémonie sans demander son reste. La maréchaussée quant à elle se tint à carreau, préférant feindre une pacifique indifférence en ce jour sensible...

Les noces ne se prolongèrent guère à la mairie, au grand soulagement de tous. Le couple vit heureux depuis dix ans dans les hauteurs du hameau. La Gertrude manie toujours aussi habilement la bêche et le canon à gros gibier.

Quant à l'heureux époux, c'est un permanent miraculé.

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